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Faire un tour dans la cour de Pierre Salvadori, c'est une expérience magnifique, c'est comme parcourir le vaste monde ou son condensé : drolatique, plein de charmes inquiétants, de gens qui doutent, de déglingués majestueux. Au royaume de ses aveugles, sa reine comique et touchante s'appelle Mathilde : Catherine Deneuve, d'une efficacité redoutable, qui n'a jamais été autant dans l'abandon, le relâchement, enfin fragile. Ensuite Gustave Kervern au sommet de son art en gros nounours bougon qui commence toujours par dire non mais ne résiste jamais aux désirs des autres…
Notre homme s'appelle Antoine. S'il était musicien ? C'était dans une autre vie, plaquée d'un coup, sans crier gare. Un de ces pétages de plombs sans vague annonciatrice. Juste tourner les talons, planter là tout ce qui encombre, tout ce qui blesse, lasse, le paraître social. Peut-être… On est bien obligé de dire peut-être, car jamais il ne le dira, mais c'est plus fort ainsi.
Antoine, c'est plus qu'un homme, c'est tout un symbole, une entrée en résistance passive, non violente, face à une société qui va de plus en plus mal. Il représente un peu ce petit personnage discret qui sommeille en nous, qui nous susurre parfois : ça sert à quoi tout ça ? Et si on repartait de zéro ? Si on abandonnait toutes nos « responsabilités » et si le monde continuait à tourner sans nous ? Ce petit personnage qu'on laisse s'étioler au fil des ans, en grandissant, en devenant raisonnable, ces pensées que l'on bride, qu'on enfouit sous le poids du quotidien, par manque de courage. Alors : on s'arrête ou on continue ? Antoine, lui, fait ce choix radical, sans mot dire, déterminé : juste poser sa guitare, arrêter tout, tout de suite, et partir. Pour aller où ? Il n'y pense même pas. On le retrouve devant une conseillère ANPE, tout aussi désorientée que lui, épuisée par le système. Comment trouver un job à celui qui non seulement arrive avec un CV d'un vide intersidéral, mais qui, en plus, ne cache pas son total manque de motivation ? Quand il se présente pour un poste de gardien dans un vieil immeuble parisien, cela sonne comme une immense farce, une magistrale erreur de casting… On se dit que sa nouvelle « patronne », Mathilde, la bourgeoise suractive, va vite regretter de n'avoir pas écouté son mari qui a vu le lézard, lui, regretter de n'avoir pas pris le temps d'observer Antoine, transparent. Lui qui semble regarder la vie comme le géant de L'Histoire sans fin regarde ses mains, désabusé, en murmurant : « C'étaient pourtant de bonnes grosses mains ». Des mains qui n'ont rien pu retenir de ce qui leur échappait. Volonté dissoute dans quelques rails de coke qui permettent d'oublier un instant tout ce qu'on n'a plus envie d'affronter.
Leur appartenance à deux classes sociales distinctes devrait creuser un abîme entre Antoine et Mathilde. Et pourtant… Ils s'attirent comme deux aimants. Lui le calme, elle l'agitée : tout cela ne sont que les symptômes d'une même fêlure qui grandit en eux jusqu'à les relier. Et si Mathilde panique autant à la vue de la fissure qui serpente sur le mur de son appartement, c'est qu'elle lui parle si bien de son univers qui s'effondre autour d'elle, comme s'est effondré celui d'Antoine. Autour d'eux, il y a tous les autres. Toute une humanité brinquebalante, un brin détraquée, qui gravite à la recherche d'un refuge, d'un rempart contre la dureté de la vie. Mais le vrai refuge c'est les autres. Chaque personnage secondaire a son importance, sa profondeur, donne d'autant plus de sens et de consistance à cette cour des miracles dont Antoine devient plus que le gardien, le bouffon sublime qui questionne le monde, notre société d'une manière candide, désarmée et désarmante.
Et si on unissait toutes nos solitudes, peut-être serions-nous moins seuls ? Et si ce film n'était rien d'autre qu'un très bel acte de résistance ? D'une drôlerie souvent irrésistible et d'une belle gravité qui va nous accompagner pendant un bon bout de temps…