Il y a dans le titre original de ce film polonais emballant une part d’ironie joyeuse intraduisible en français. Littéralement « Boże Ciało » signifie « la Fête-Dieu », une fête qui, si elle n’est plus tellement suivie chez nous, reste extraordinairement populaire en Pologne et donne lieu à des processions tellement colorées qu’elles prennent des allures de carnavals païens, attirant autant de spectateurs que de processionnaires. Festivités encore plus incontournables que Noël chez nous, que l’on soit pratiquant ou simple dilettante. Certains vous diront même que cette Fête-Dieu a joué un rôle fondamental dans la protection de l’identité nationale de la Pologne quand cette dernière a été démembrée au xviiie siècle par les envahisseurs russes, allemands et autrichiens. Tout un symbole, d’autant que sous l’occupation soviétique, les membres du parti au pouvoir se retrouvaient bannis s’ils prenaient part à ce genre de célébration. Après trois Pater et deux Ave, on pardonnera donc aux traducteurs de ne pas avoir su restituer dans d’autres idiomes ce titre clin d’œil chargé d’allusions à l’Histoire d’une Nation et qui laisse présager une dénonciation sociale tout aussi cinglante que vivifiante.
Pour se retrouver enlisé au fin fond d’une impasse, il suffit parfois de quelques mauvais virages. Combien en prit Daniel et de quelle nature, pour se retrouver à vingt ans ainsi stigmatisé ? Là n’est pas l’essentiel de l’histoire qui débute dans la lumière ascétique et bleutée d’un centre de détention pour mineurs. Alors que ses compagnons de galère aux gros bras semblent incorrigibles, notre grand escogriffe, au beau regard d’un gris intense, joue les enfants de chœur au sens littéral du terme. Dès que sonne l’heure de la messe, le voilà qui s’empresse, malgré les quolibets, serviteur zélé de Dieu et du père Tomasz, buvant chacune de ses paroles jusqu’à la lie, s’imprégnant de ses moindres gestes. Un mysticisme tellement fiévreux qu’il parait presque suspect. Est-il le fruit d’une foi profonde ou une tentative de fuir la dure réalité d’un avenir bouché ? Toujours est-il que Daniel se raccrochera au rêve de devenir à son tour membre du clergé. Le voilà prêt à rentrer dans les ordres, à renoncer à Satan, à sa vie turbulente. Mais la sentence du père Tomasz sera sans appel : jamais aucun séminaire n’acceptera un élève avec un tel casier judiciaire ! Que ce soit une véritable vocation ou une piètre tentative d’échapper à sa condition, cela n’en sera pas moins un véritable couperet qui tranchera la tête de l’espoir du jeune homme. L’administration ne lui laissera pas le choix, le collant dans un bus, destination une scierie au fin fond du pays, pour qu’il devienne menuisier…
Mais les voies du Seigneur sont décidément impénétrables et presque par accident, pour avoir joué les fanfarons au hasard d’une rencontre, Daniel va tout de même se retrouver à la tête d’une minuscule paroisse à l’esprit étriqué. Quel drôle de curé il fait, planquant sous la soutane ses tatouages et sa sourde violence ! Et ma foi, les villageois, d’abord méfiants, vont se faire aux manières atypiques, aux grands effets de manche dégingandés de celui qui se prend désormais pour leur bon berger et leur sert des sermons loin d’être préformatés…
On ne racontera pas le clou de l’histoire, fut-il celui d’une croix. Ce Corpus Christi (titre international du film) nous fera passer intelligemment du fou rire aux frissons. L’affaire a beau être déjantée, elle n’en est pas moins subtile et on finira par se demander si, après tout, ce mauvais garçon désordonné, en manque de repères, en manque de tendresse, n’est pas plus inspiré que beaucoup de prêtres ordonnés, malgré ses pratiques peu catholiques.
La mise en scène est somptueuse, jouant sur des couleurs glaçantes ou chaleureuses, au scalpel ou cotonneuses comme si l’on se balançait entre mirage et réalité. Mais celui qui irradie, qui transperce véritablement l’écran, c’est le jeune acteur principal, Bartosz Bielenia. De tous les plans, il restitue avec précision cette humanité sauvage et perdue en quête d’un sens inaccessible.