Vincent Lindon est Rodin, évidemment, intensément, immédiatement. Une présence physique compacte, une sensualité brute, une manière d'habiter l’espace au gré de mouvements assurés mais jamais arrogants : c’est ainsi qu'était sans doute Auguste Rodin à cette période de sa vie, c’est en tout cas ce qui d’emblée,
dès les premières secondes de ce film magnifique, s’impose à notre regard. Un Rodin tourmenté, volontaire, totalement dévoué à son art, d’une intransigeance absolue pour son travail, mais un Rodin enraciné dans la vie, viscéralement lié à la matière autant qu'à la terre, aimanté par la chair et ses plaisirs, capable de s'émouvoir face à la beauté du monde et de la nature. Le Rodin de Doillon n’est peut-être pas tout à fait le Rodin de l’histoire : il y a, dans chaque œuvre de fiction, cette part de liberté qui ouvre à toutes les audaces, ce formidable élan qui réinvente tout, tout en restant fidèle à la vérité.
Doillon réussit parfaitement cet exercice d’équilibriste et offre à Vincent Lindon une partition ciselée à l’or fin. Au-delà du portrait sublime de l'artiste et de l’hommage sincère à ses œuvres, c’est une réflexion profonde sur l’art et sur le geste créatif, quel qu’il soit : l’obstination dans la répétition pour essayer d'atteindre la perfection, le doute et l’humilité face à l’objet et comment, d’un support inanimé (papier, terre, pellicule), jaillit comme par magie la grâce, la vie et la beauté.
À Paris, en 1840, Auguste Rodin reçoit enfin à quarante ans sa première commande de l’État : ce sera La Porte de l’enfer, inspiré de La Divine comédie de Dante. Son atelier est l’incroyable laboratoire où les mains, les corps, les jambes, les visages de glaise ou de plâtre prennent vie sous les doigts du Maître qu’une nuée d’assistants secondent dans son travail. Et puis il y a les filles qu’on imagine de joie, modèles fidèles dont les corps peu farouches se succèdent, leur nudité offrant à l’artiste les muscles saillants, les côtes, les fesses, les poitrines, le grain de peau, laissant apparaître la vie sous la chair, et l'éternel mouvement sous les courbes. Et puis il y a « la jeune Camille », Mademoiselle Claudel (Izïa Higelin, sensuelle et gracieuse, formidable !), élève douée, vive, intelligente, qui pose sur les œuvres de Rodin un regard intransigeant. La fraîcheur, la vivacité de Camille séduisent très vite Auguste. Elle sera sa muse, son apprentie, sa collaboratrice, sa maîtresse… La suite, bien sûr, on croit la connaître : dix ans de passion, d’admiration commune et de complicité entre ces deux personnalités fortes et entières. Et puis la rupture, et puis la terrible difficulté pour Camille de s'imposer autrement que comme l'élève de Rodin… Mais là, c'est un autre film.
Ce que l'on connaît moins et que Doillon évoque comme un contrepoint passionnant, c'est la relation indéfectible de Rodin avec Rose Beuret, épousée alors qu'elle était jeune couturière. Rose : sa compagne de toujours, fidèle malgré toutes les autres, épouse taiseuse mais à la forte personnalité, omniprésente, femme dévouée qui ne sera ni soumise ou effacée et que l'artiste aima sincèrement.
Toutes les œuvres du film ne sont pas des originaux, mais des reproductions réalisées par une dizaine de sculpteurs qui restituent les étapes et mécanismes de la création avec toutes les techniques qu'utilisait Rodin. Assemblage, fragmentation, agrandissement : ne pas trahir les gestes, donner à sentir l'œuvre en devenir. Le musée Rodin a ouvert son immense documentation, prêté sculptures, outils ou accessoires, ajoutant à la touche poétique et humaine un irremplaçable supplément d'authenticité. Magistral, voilà tout.