Claus Drexel, c’est un œil/caméra qui aime les belles gueules comme les gueules cassées, et n’oublie pas qu’une gueule peut être les deux à la fois. Souvenons-nous de Au bord du monde, son film sur les sans-abris parisiens. Il transforme notre regard sur le monde, nous fait plus attentifs, plus ouverts, moins gouvernés par nos préjugés. Il devient alors impossible de réduire un individu à sa catégorie d’appartenance : nul n’est réduit à n’être qu’un « sans-abri », un « sans papiers », un « prostitué »… Sa façon de filmer les protagonistes de ses films dégage une force émancipatrice, libère celles et ceux que la pensée dominante enferme dans des clichés. C’est une manière toute particulière d’appréhender les marges, la misère, sans misérabilisme, sans condescendance, sans jugement, en n’occultant pas la part lumineuse de ces humains finalement si proches de nous-mêmes, si familiers. Dans Au cœur du bois, tant les images splendides (signées par Sylvain Leser) que la bande son nous transportent ailleurs, tout comme la mise en scène non dénuée d’humour, de celui qui décrasse, fait du bien à l’âme, rend un peu meilleur.
Sous les frimas de l’automne, le bois de Boulogne semble d’une beauté irréelle, digne d’une forêt féérique à la Tolkien. Mais ici, point d’elfes, ni de trolls. Les êtres qui arpentent les sentiers forestiers sont d’une tout autre trempe, plus charnelle, définitivement humaine, même si parfois ils ont des voix de sirène et attirent les mortels dans leurs enlacements. C’est une chanson vibrante, interprétée par une belle qui semble tout droit sortie d’un film d’Almodóvar qui nous introduit au cœur du bois. On y rencontrera d’autres héros et héroïnes tous dignes des univers d’Herzog, de Lynch, d’un songe d’une nuit d’été, de contes de fées… Jusqu’à un lapin blanc qui pourrait sortir d’Alice au Pays des merveilles, s’il n’avait si forte poitrine et bas résille. Bienvenue dans le gotha des travailleuses et travailleurs de la prostitution, bien loin des poncifs liés à ce nom. Car nous allons voir des corps uniques, entendre des voix singulières. Pourquoi devient-on prostitué ou prostituée au bois ? Parce qu’on a eu une enfance malheureuse dira l’une, parce qu’on a eu une enfance heureuse dira une autre. Parce qu’on est plus en sécurité ici qu’en racolant sur internet dira une troisième. Après un passage dans la Zad de Notre-Dame-des-Landes, dira un autre… Les raisons et les parcours sont multiples, la clientèle pas moins. Leur point commun : ils ou elles ont fait le choix de l’indépendance. Plus dur ? Oui mais cela protège un peu, car on découvrira que la loi sur la pénalisation du client n’a non seulement pas amélioré le sort des plus vulnérables, mais les a paupérisés, rendus plus précaires, sans du tout affaiblir les réseaux de prostitution auxquels aucun régime n’ose s’attaquer…
Est-on femme ou homme, est-on entre les deux ? Elles et/ou ils viennent de tous horizons, pays, milieux sociaux… là non plus, pas de standard. Quel que soit leur âge, il y a ceux et celles qui sont las de tapiner, d’autres qui ne s’imaginent pas arrêter ou encore revendiquent leur utilité sociale. Voyage truffé d’anecdotes ubuesques, de situations kafkaïennes : comme celle de la prostituée à qui l’on demandait de payer une taxe d’apprentissage…
Et la vie de famille dans tout ça ? Et l’amour ? Et bien ils sont là, n’en doutez pas, même s’ils prennent parfois des chemins inattendus… au cœur du bois ! Autant le dire tout de go, moi, ça me donne envie d’aller me promener du côté de Boulogne pour aller rencontrer toutes ces dignes et touchantes personnes… classées comme étant en marge de la société et qui pourtant en font bel et bien partie.