Tout le monde ou presque a déjà entendu l’indémodable « Range ta chambre ! » et sait que l'ordre des choses n'est pas à prendre à la légère. Faute de quoi, les punitions fuseront : privation de dessert, interdiction de sortie et corvée de vaisselle… Mais lorsque l'ordre des choses sous-entend l'ordre du monde, il faut y repenser à deux fois : se contenter de mettre au coin les responsables du désordre mondial, au-delà de l'aspect jubilatoire et purgatif de la scène, témoignerait d'un esprit d'initiative quelque peu insuffisant… Surtout que ces gringos-là sont bien entourés et se débrouillent généralement pour que d'autres se chargent à leur place d'assumer une situation dont ils n'ont pas su assurer (volontairement ou non) la gestion.
C'est le rôle dévolu à Rinaldi, superflic italien à la moustache fringante et à l'esprit méthodique, envoyé par son gouvernement en Libye afin de négocier le maintien des migrants sur le sol africain. Lui qui aurait pu rester tranquillement chez lui avec sa ragazza et ses bambini, est appelé vers le destin suprême de dindon de la farce : celui d'un fonctionnaire qui aide son pays à se compromettre sur le plan éthique et moral, au risque de se compromettre lui-même. Il faut dire que « 2012 » semble déjà loin : c'était l'année où la Cour européenne des Droits de l'Homme avait épinglé l'Italie pour ses opérations de refoulement de migrants en provenance d'Afrique subsaharienne… Depuis, le pays de Dante a flairé une astuce qui lui permet de continuer ses petites manœuvres de rejet en toute impunité : aider les Libyens à former une nouvelle flotte de garde-côtes (à savoir : une milice constituée pour l'essentiel de trafiquants mal famés), réactiver en parallèle le réseau de centres de détention qui existait déjà sous Kadhafi (et avait été indirectement financé par l'Europe) et hop ! Le tour est joué. Pendant que les miliciens libyens cuisinent les malheureux qui regardent de trop près l'horizon, les politiciens italiens n'ont plus qu'à déguster leur tiramisu, douillettement installés sur le droit des migrants et les traités européens dont on se dit encore qu'ils sont de peu de portée.
Tel est donc le topo, auquel ne s'attendait pas vraiment Rinaldi. Lui qui pensait accomplir une mission diplomatique comme une autre se heurte vite à la complexité des rapports tribaux libyens et à la puissance des trafiquants qui exploitent la détresse des réfugiés. Si bien que, de passage dans un centre de rétention, son pragmatisme en prend un coup… Face aux conditions de détention chaotiques, au désespoir, aux fantômes – ceux de migrants morts sous la torture –, il n'a pas l'impression de voir autre chose qu'un camp de concentration moderne. Et son détachement de négociateur international est sérieusement bousculé lorsqu'une jeune détenue, Swada, le supplie de lui venir en aide. Tout ce qu'il avait banalisé jusque-là pour se préserver, principe de résilience oblige, n'est désormais plus qu'une flaque vaseuse dans laquelle il barbote, cherchant des réponses, des solutions, une porte de sortie à sa crise morale, à celle de l'Europe. Mais peut-on réellement changer l'ordre des choses quand on est soi-même l'un des rouages du système ?
Fruit d'un long travail d'enquête, le film d'Andrea Segre apporte un éclairage dense et une réflexion brillante sur l'une des réalités les plus sombres de l'Europe contemporaine et contribue à faire ce que celle-ci ne fait pas : prendre la défense des laissés pour compte de l'autre rivage, coincés hors de l'espace et du temps, dans un présent incertain. Heureusement, l'espoir ne s'arrête pas aux frontières…