Le cinéma est un outil formidable, un moyen incomparable de s'immerger dans des réalités éloignées des nôtres, de représenter des parties du monde qui nous seraient sinon invisibles, de raconter des histoires qui nous permettent de mieux appréhender des moments clés de l'Histoire. Sur les révolutions qui ont émergé dans de nombreux pays arabes au début de cette décennie, beaucoup de choses ont été dites et montrées. Nous avons vu les images documentaires des immenses manifestations et du renversement des pouvoirs en place, de la répression et des échecs. Nous avons en quelque sorte vécu, via nos écrans, les événements de ces Printemps Arabes, et nous suivons encore leurs conséquences sur les pays concernés.
Mais nous fûmes sans doute nombreux à être surpris par ces mouvements, et à ne pas forcément comprendre, par méconnaissance de la situation de ces pays, les raisons de ces soulèvements. La jeune réalisatrice tunisienne Leyla Bouzid a donc décidé de situer l'action de son premier film quelques mois à peine avant la révolution de Jasmin, avec la volonté de faire ressentir ce qu'était la vie des Tunisiens – et particulièrement de la jeunesse – sous l'ère Ben Ali : « J’ai voulu revenir sur la sensation d’étouffement, la peur continue qu’on ressentait alors. Il ne faut pas oublier ces émotions. Je parle plus particulièrement de l’atmosphère des derniers mois du régime. Alors que la corruption rongeait tout, les gens étaient agressifs, ils évoluaient dans l’incertitude. C’était un peu une fin de règne. Tout cela explique, au moins en partie, énormément de choses, notamment les raisons de l’explosion qui ont conduit à la révolution ».
Tunis, été 2010. Farah est une jeune fille brillante qui vient de réussir son bac avec succès et que sa famille imagine déjà médecin. Mais Farah est aussi une fille à l'énergie débordante – et au caractère bien trempé – qui veut profiter de la vie et de sa jeunesse. Elle sort dans les bars, s'enivre, découvre l'amour dans les bras d'un des musicien du groupe de rock dans lequel elle chante des textes engagés, qui parlent des problèmes de son pays, de sa frustration et de ses rêves qui sont aussi ceux de ses compatriotes. Libre et impulsive, Farah s'oppose à la volonté de sa mère Hayet, qui connaît les interdits de son pays et tente de la protéger en l'éloignant de son groupe. Car dans la Tunisie de Ben Ali, Farah est considérée comme une rebelle, les membres de son groupe sont d'ailleurs surveillés par la police. Mais le désir de liberté est trop fort pour être contenu. Et c'est peu à peu les rouages de la machine répressive qui vont se refermer sur la jeune fille, symbole d'une jeunesse fière et vivante qui veut rester debout, mais risque d'en payer le prix…
À peine j'ouvre les yeux est donc le portrait d'une jeune fille trop libre pour un système autoritaire qui n'a plus d'autres solutions que la répression et la violence pour perpétuer son règne, étendard d'une jeunesse qui fera entendre sa voix quelques mois plus tard. Le film de Leyla Bouzid suit à un rythme effréné la tignasse bouclée et le visage poupin de son héroïne, plongeant à sa suite dans la vie nocturne tunisienne, ses rues, ses bars et ses boîtes de nuits. Il laisse une grande place à la puissance de la musique – rock inspiré des rythmes du mezoued, musique populaire tunisienne – et aux textes chantés par Farah. Et offre deux magnifiques personnages à deux sublimes actrices autour desquelles le récit se resserre peu à peu : la jeune Baya Medhaffar, dont c'est la première apparition, incarne Farah avec une énergie ébouriffante face à la célèbre chanteuse tunisienne Ghalia Benali, remarquable dans le rôle de sa mère Hayet.