C'est un film qui nous vient d'un pays que l'on ne voit presque jamais ni au cinéma ni dans les feux de l'actualité. Un pays de grandes steppes qui furent traversées autrefois par des princes cavaliers. Un pays qui, avant de devenir indépendant en 1991, fut une des nombreuses républiques d'URSS au cœur de l'Asie centrale, coincée entre le Kazakhstan et la Chine. Mais il serait pour le moins réducteur de voir Centaure comme un joli objet exotique, dans le genre Connaissance du Monde… Car Centaure est bien plus que ça : à la fois drôle, beau et lucide, le film parle magnifiquement d'un monde a priori immuable qui s'effondre, tandis qu'un autre, façonné aux normes de la mondialisation à l'occidentale, pointe malheureusement son nez.
Au cœur du récit, Centaure, un homme au surnom évocateur, un ancien projectionniste qui a toujours un peu trop aimé les chevaux et qui mène désormais, à cinquante passés, une vie discrète et paisible, du moins en apparence. Il a une épouse sourde-muette d'origine russe et un jeune enfant dont on se demande bien s'il parlera un jour et à qui Centaure raconte inlassablement des contes traditionnels où il est toujours question de chevaux mythiques. Tout se passe tranquillement dans le village jusqu'à ce qu'un étalon hors de prix soit volé une nuit, malgré une surveillance serrée des propriétaires. Qui est ce mystérieux voleur de chevaux, cavalier émérite dont on ne sait si sa motivation est simplement l'appât du gain ou le plaisir de chevaucher au clair de lune des destriers exceptionnels ?
À travers cette petite intrigue policière parfaitement menée, le réalisateur Aktan Arym Kubat (qui incarne également Centaure) décrit, dans une veine délicieusement tragi-comique, l'évolution de son pays. Alors que le cheval était autrefois un bien commun pour les Kirghizes qui le considéraient comme le compagnon indispensable qui, selon la légende, donnait des ailes à chaque membre du peuple, il est devenu aujourd'hui objet de spéculation, les plus beaux spécimens n'étant accessibles qu'aux oligarques locaux, les nouveaux riches, des incultes qui ont proliféré à la chute de l'Union soviétique. Est dénoncé le repli sur soi, l'absence de solidarité, la mesquinerie grandissante entre les gens (notamment quand une femme se sent obligée d'aller dénoncer le prétendu adultère de Centaure)…
Le réalisateur décrit aussi de manière ironique l'islamisation galopante qui gangrène le village, avec ces barbus pathétiques tentant d'imposer leur vision réactionnaire de la femme, dans une société où celle ci a toujours tenu une place très importante. Il est aussi question de la perte du goût pour la culture : Centaure était le projectionniste du ciné club local, très fréquenté à l'époque soviétique, qui s'est effondré avec l'indépendance et la fin de la distribution des copies de films… C'est donc à la fois un regard triste et drôle, lucide et lumineux sur l'évolution de son pays que nous propose Aktan Arym Kubat, qui nous donne par ailleurs une très belle mise en scène, mettant en valeur toute la beauté de ce pays montagneux et presque vierge de la marque des hommes.
PS : jusqu'en 2003, Aktan Arym Kubat s'appelait Aktan Abdykalykov, et c'est sous ce nom qu'il a réalisé les très beaux Le Fils adoptif (1998) et Le Singe (2001).