Et dire que certains pensent encore qu'il tourne toujours le même film ! Avec cette variation tragique à la théâtralité assumée qui évoque Tennessee Williams et Eugene O'Neill, Woody Allen prolonge les réflexions sur le hasard et le destin de ses récent opus – L'Homme irrationnel tout particulièrement – en plongeant quatre personnages dans un Coney Island sublimé par la lumière de l'incomparable Vittorio Storaro… Allen livre l'un de ses films les plus sombres, où la destinée attend au coin de la rue des personnages en quête de bonheur, bercés par de chimériques illusions. Il y offre à Kate Winslet, douze ans après le rendez-vous manqué de Match point (elle devait tenir le rôle finalement attribué à Scarlett Johansson), le sommet d'une carrière pourtant riche en performances marquantes.
Dans ce Wonder wheel, Allen tend constamment un miroir entre le vrai et le faux – entre un quotidien forcément décevant, frustrant, générateur d'amertume, et une projection de soi fictive, théâtralisée et sublimée par la dramaturgie. Ginny (Kate Winslet) en est la plus parfaite incarnation. Accablée par une vie mortifère dans laquelle elle ne trouve aucune satisfaction, elle arbore ses anciens costumes de scène et ses faux bijoux pour s'imaginer être toujours la comédienne qu'elle fut brièvement dans sa jeunesse. Plus grave encore, elle s'illusionne en entamant une relation amoureuse chimérique avec Mickey (Justin Timberlake)… Elle répète à qui veut l'entendre qu'elle « joue un rôle » en étant serveuse et se referme littéralement sur elle-même en se réfugiant derrière ses migraines qui oblitèrent le reste du monde…
Bien moins fragile psychologiquement, Carolina (Juno Temple) a, elle aussi, nourri des rêves d'ailleurs quand elle avait 20 ans. Elle a tourné le dos à la morne réalité qui s'imposait à elle et a choisi d'épouser un malfrat au petit pied qui lui a offert une vie luxueuse – et factice. Elle n'a pas tardé à déchanter et doit désormais se résoudre à vivre dans la clandestinité. Fuyant les hommes de main de son mari lancés à sa poursuite – elle a témoigné devant la justice –, elle finit par venir se réfugier chez son père qui avait juré de ne plus jamais la voir. C'est Humpty (Jim Belushi), le mari bedonnant et loser de Ginny, avec laquelle il a eu un fils, Richie (un gamin rouquin dans lequel on retrouve l'avatar enfantin de Woody Allen tel qu'on a pu le voir dans plusieurs de ses films).
À chaque fois, on le constate, les chimères mènent au désastre. Mais n'est-ce pas le matériau même de la fiction que guettent tous les écrivains ? Mickey, le maître nageur qui a l'ambition de devenir un grand auteur de théâtre, raconteur d'histoires en embuscade, est aussitôt fasciné par la trajectoire tragique de Ginny et davantage encore par le parcours follement audacieux de Carolina. À la fois personnage du film et narrateur omniscient s'adressant directement, face caméra, au spectateur pour commenter l'action, l'apprenti dramaturge, double du cinéaste, semble provoquer le hasard. Comme s'il voulait prouver que le temps de la fiction est plus captivant que le temps de la réalité. C'est ainsi qu'il « croise » à trois reprises Carolina et tombe à chaque fois un peu plus sous son charme…
Rarement chez Woody Allen le décor et la mise en scène auront autant participé à la théâtralité du propos. Le réalisateur circonscrit quasi exclusivement l'action à l'immense parc d'attractions de Coney Island, décor d'opérette à ciel ouvert, aux couleur acidulées. Tout ici respire l'artifice et esquisse un univers en trompe l'œil, où les visiteurs affluent justement pour fuir le réel. Mieux, l'appartement de Ginny et Humpty se présente comme une scène de théâtre en surplomb dont la grande roue (la wonder wheel du titre) en arrière-plan constitue le décor obsédant…