SEMAINE DE LA CRITIQUE 2019
Tourné à l’instinct
Hafsia Herzi devait réaliser Bonne mère, produit par Abdellatif Kechiche, sur le quotidien difficile d’une mère de famille marseillaise, pour lequel elle avait notamment reçu le prix spécial du jury Sopadin en 2013. Mais le film rencontrant des difficultés de financement, elle décide d’en faire un autre, totalement autoproduit. “J’avais ce scénario dans mes archives, je me suis lancée sur une pulsion. Je n’ai demandé aucun financement parce que cela aurait pris trop de temps. Le défi était de tourner avec très peu de personnes mais j’avais aussi envie de donner leur chance à des jeunes qui débutent. Tous mes techniciens ont été chefs de poste pour la première fois, y compris le monteur. Je les avais rencontrés sur de précédents tournages. Et les comédiens viennent de mon entourage.” Afin de ne pas mobiliser trop longtemps son équipe, elle choisit de fractionner le tournage en trois périodes de cinq jours, sur juillet, août et septembre. Elle décide d’interpréter elle-même le rôle principal. “Lila est un personnage un peu complexe, il ne faut pas avoir trop froid aux yeux. Lors de la réalisation de mon court métrage en 2010, j’avais été frustrée de ne pas être complètement derrière la caméra. Je m’étais dit que je ne jouerai plus jamais dans mes films. À présent, avec mon expérience des tournages, je me connais mieux. Je me suis laissée aller en oubliant parfois même la caméra. Je fonctionne beaucoup à l’instinct.” L’étape du montage a ététrès longue et ardue. “Je m’étais coupée du monde mais je n’ai pas lâché parce que je sentais qu’il y avait quelque chose. Vers la fin, le montage devenait une obsession. Je suis allée voir Abdellatif Kechiche en lui disant : “Ça rend malade.” Et il m’a répondu : “Mais c’est ça être réalisateur !”
« Tu mérites un amour qui balaierait les mensonges et t’apporterait le rêve, le café et la poésie… » Poème de Frida Kahlo
Il y a douze ans, en 2007, une actrice débutante nous mettait une énorme claque. À 20 ans, elle explosait dans La Graine et le Mulet d'Abdellatif Kechiche, en jeune femme prête à tout pour aider son père adoptif, ouvrier marseillais fatigué, décidé à monter un restaurant dans un vieux bateau. Elle crevait l'écran par son jeu instinctif, qui lui valut un prix à Venise et le César du meilleur espoir féminin.
Depuis, Hafsia Herzi est devenue une actrice confirmée. Mais elle avait toujours gardé à l'esprit la volonté de passer derrière la caméra. Déjà réalisatrice d'un court métrage, ayant en projet un film sur sa mère courage marseillaise, elle a, avant cela, fait le grand saut sans attendre les résultats des filières habituelles de production et de financement du cinéma français : en cassant sa propre tirelire, en rassemblant tous les amis derrière et devant la caméra qui ont accepté de donner de leur temps et de leurs compétences techniques et artistiques.
Avec ce premier film directement sélectionné par la Semaine de la critique du Festival de Cannes, Hafsia Herzi nous touche au cœur en traitant avec une force hors du commun un thème essentiel : la déchirure amoureuse. Elle y incarne elle-même Lila, qui aime encore Rémi qui vient de la quitter, tout en lui laissant quelques espoirs puisqu'il prétend avoir besoin de faire le point à l'occasion d'un voyage solitaire en Bolivie. Lors d'une première scène emblématique, Lila parcourt les rues de Paris d'une allure empressée pour débarquer chez son ancien amant, bien décidée à le prendre en flagrant délit de duplicité. Pendant tout le film, entourée d'un entourage amical disparate – avec notamment un génial copain de soirées pyjama, un peu folle sur les bords mais toujours de bon conseil, qui lui enjoint avec des arguments très imagés d'oublier le connard qui lui vrille le cerveau –, elle va dérouler toutes les étapes de la séparation amoureuse avec un pervers narcissique plus ou moins assumé.
Hafsia Herzi – dont on se demande quelle part d'autobiographie elle a pu mettre dans ce récit pour le rendre à ce point authentique – sait nous faire partager avec émotion et aussi beaucoup d'humour tous les états de son personnage : le désenchantement, la tristesse profonde, l'espoir un peu niais quand elle veut se raccrocher au moindre signe venu de l'égoïste visiblement inconséquent qui l'a pourtant laissée tomber comme une vieille serpillière, la folie douce quand elle se raccroche à un soi-disant marabout qui aurait travaillé pour Sarkozy et Carla Bruni, les rencontres plus ou moins sans lendemain avec des garçons parfois pathétiques, parfois touchants (en particulier le jeune photographe superbement interprété par Anthony Bajon, qu'on peut voir également dans Au nom de la terre), et autres expériences sexuelles éventuellement libertines…
Au final Lila s'impose comme un personnage fort, à l'image de celle qui l'incarne et réalise le film : une femme libre, intelligente et drôle, qui se fait tout naturellement sa place de créatrice dans le monde du cinéma et qui se place sans forfanterie sous le signe de la géniale Frida Kahlo.