Ce film d’une puissance visuelle et narrative hors du commun porte bien son titre : il est aussi « noir, noir » que son personnage principal, mais il en a aussi son humour, dont on vous laisse deviner la tonalité. Et si un peu de blanc virginal résiste, il se pourrait bien qu’il soit engouffré à son tour dans des ténèbres insondables…
Le début du film nous captive d’entrée, intrigant, étrange, et nous met tous les sens aux aguets… Au milieu d’un grand champ de maïs asséché par le soleil, un homme enfantin, un de ces personnages simplets qui ne feraient pas de mal à une mouche, joue à colin-maillard avec ce que l’on pense être ses deux grands enfants : une adolescente joufflue un peu gauche et un garçonnet fluet. Sans mot dire, patiemment, ils le font tourner en bourrique. Taquins, affectueux, incapables d’être sérieux, de rêver d’autre chose que du temps présent. Discrètement présents tout au long du récit, ils l’émailleront de respirations poétiques et salutaires, apportant un peu d’air frais porteur d’un vague espoir. En attendant, quelques instants plus tard, notre brave zigue, dénommé Pukuar, suit docilement un homme sombre qui observait la scène à l’orée du champ. On découvrira bien assez tôt que le patibulaire fait partie de la police. Une police sans foi ni loi, capable de fabriquer des preuves et des suspects à la pelle pour couvrir les coupables véritables, tant que cela rapporte. Il faudra quelques instants pour agencer les morceaux de cette saisissante entrée en matière au silence retentissant. On reste interdit devant le cynisme de cette mafia locale, son indifférence violente. Bienvenue dans la zone de non-droit du Kazakhstan.
Avec son grand chapeau de cowboy, son allure dégingandée, son air brave, Bekzat dépare un peu au milieu des vilains. Le jeune flic suit cependant le mouvement, obéissant à ses chefs, acceptant les bakchichs. A-t-il vraiment le choix ? Quand on lui demande de mener rondement cette affaire, il s’exécute, comme à son habitude, nonchalamment mais sans remords… du moins un temps… Car, contre toute attente, un frémissement de conscience va naître chez lui, d’ordinaire apathique. C’est peut-être l’embryon d’une goutte d’eau qui fera déborder la coupe. Car quoi de plus amoral que de piéger un être aussi innocent et impuissant que Pukuar, infoutu d’anticiper ce qui va fatalement lui tomber sur la tête, capable de brader sa vie et sa liberté pour deux barres chocolatées ?
L’arrivée d’une jeune journaliste, chargée d’enquêter en parallèle sur ce qui se révèle être une sordide affaire de mœurs, n’arrangera pas les affaires de Bekzat, qui va se retrouver piégé dans un imbroglio inextricable, pris en tenaille entre l’injonction pressante de ses supérieurs hiérarchiques, l’image qu’il a envie de renvoyer à la belle et son incapacité à continuer d’ignorer une injustice toujours plus criante…
Comme dans son déjà excellent La Tendre indifférence du monde (montré chez nous il y a deux ans), Adilkhan Yerzhanov manie avec maestria les clairs obscurs, les contrastes et contradictions d' une humanité dont la part lumineuse vacille devant la noirceur sordide des âmes. À l’arrière plan, les steppes sans limite, les majestueuses chaînes de montagnes et leurs neiges éternelles font paraître les hommes bien petits et miséreux. Pantins peu recommandables, prisonniers de destinées peu enviables… A great dark, dark, movie !