Festival de Cannes 2021 : compétition
États d’âmes
Ours d’or à Berlin pour Synonymes (2019), le cinéaste israélien Nadav Lapid a obtenu le prix spécial du jury pour Le policier (2011) avant de signer L’institutrice (2014). "Je creuse depuis plus d’une décennie cette veine de cinéma très autobiographique, très politique, très physique et formellement aventureux. Une direction qui arrive au point le plus extrême avec Le genou d’Ahed." Il s’y attache aux états d’âme d’un cinéaste invité à présenter l’un de ses films dans un village perdu dans le désert, où il rencontre une fonctionnaire du ministère de la Culture alors qu’il doit faire face à la mort de sa mère et à la recrudescence des atteintes à la liberté dont sont victimes ses compatriotes. Pyramide distribuera le 15 septembre ce Genou d’Ahed tourné en 18 jours, dont la productrice française Judith Lou Lévy affirme qu’il "s’est fabriqué dans un sentiment d’urgence qui mêlait l’intime et le politique, dans un contexte israélien hostile, notamment pour la culture. L’une des expériences qu’offre le film est une invitation à se regarder dans un miroir, chacun et collectivement, sous différentes facettes. Nous avons trouvé un soutien immense dans la solidarité de coproducteurs qui se sont intéressés à notre démarche et nous ont fait confiance. Aux côtés des Films du Bal, de Pyramide, de Kinology et d’Arte, il y a 11 coproducteurs français, rassemblés autour de cinq sociétés : Srab Films, 2425 Films, Mandarin Production, Nord Ouest Films, Decia Films et Les Films Velvet. L’Allemagne nous a rejoints ensuite, avec la société Komplizen Film qui souhaitait renouveler son soutien au cinéma de Nadav après Synonymes. Et nous avons pu obtenir le Grand Accord Arte. Le coût définitif du film s’élève à 1,5 M€." À noter que Nadav Lapid présentera hors compétition le 9 juillet son court The Star en complément de H6.
C’est peu dire que le film de Nadav Lapid n’est pas un spectacle de tout repos. Rugueux, teigneux, énervé, rageur, enthousiasmant et mal-aimable, il vous laisse pantelant, mi-décontenancé, mi-ravi. Le regard (noir) qu’il porte, depuis Israël, sur Israël, son Histoire, sa construction, sa politique, est rare et, on oserait dire, précieux. On sait depuis que le cinéaste s’apprête à quitter son pays avec sa famille – Le Genou d’Ahed faisant office d’acte de divorce cinématographique. Clarisse Fabre le décrivait parfaitement bien dans Le Monde, au moment de la présentation du film à Cannes.
« Un ciel pâle, filmé d’une moto rapide comme l’éclair. Bientôt, les lampadaires viennent strier le paysage comme des notes de musique embarquées dans une course folle. Plaisir de la vitesse et fulgurance punk d’un premier plan : on ressort éblouis, et le souffle coupé, de la projection du quatrième long-métrage de Nadav Lapid, Le Genou d’Ahed. Film après film, le cinéaste israélien garde intact son geste expérimental tout en cherchant constamment à faire vibrer une beauté visuelle, jamais esthétisante, en accord et en mouvement avec son regard d’une rare noirceur.
« Avec Le Genou d’Ahed, Nadav Lapid plante un double drapeau, cinématographique et territorial. Ahed fait écho à l’adolescente Ahed Tamimi, icône de la résistance palestinienne. En décembre 2017, après avoir giflé un soldat israélien, elle avait été emprisonnée plusieurs mois. Un député avait alors exprimé son regret que la jeune fille n’ait pas pris une balle dans la rotule. Cette actualité nourrit le début de l’histoire, alors que Y., cinéaste (alter ego de Nadav Lapid), travaille à une fiction d’après l’histoire d’Ahed.
« Ce film qui plonge dans les abîmes est aussi inspiré de l’expérience du réalisateur. En 2018, Nadav Lapid reçoit l’appel de la toute jeune Directrice adjointe des bibliothèques d’Israël, lui proposant de venir présenter son film L’Institutrice à Sapir, dans la région désertique de l’Arava. Le cinéaste apprend alors qu’il doit s’engager, au préalable, à ne pas aborder certains sujets sensibles. Tout ce qui est de nature à déranger le pouvoir ne sera pas admis. À l’époque, Nadav Lapid avait accepté le contrat. Dans Le Genou d’Ahed, Y. le double du cinéaste réagit de manière autrement plus diabolique à cette situation de censure… On ne vous en dit pas plus.
« La réussite du film, outre son inventivité plastique, tient beaucoup à la force d’interprétation d’Avshalom Pollak. L’acteur réussit à incarner un être entier, fragile et radical, dont l’humanité peut encore affleurer et reprendre le dessus. Y. est un être morcelé, dont le verbe devient de plus en plus agressif et radical. Dans une séquence hallucinante d’une quinzaine de minutes, sa parole prend la forme d’une déclaration au lance-flamme contre son pays. Ce faisant, Nadav Lapid règle ses comptes avec lui-même, revisitant son propre passé, lorsqu’il rêvait, à 18 ans, de faire l’armée et de devenir un “héros méritant”.
« L’œuvre est explosive. Nadav Lapid ose l’outrance, les ruptures de ton. Il malaxe et réduit la folie militaire pour mieux la désarmer, dans des chorégraphies pop et grotesques. Il met le doigt sur l’anomalie, installe le malaise, afin que le spectateur s’y perde. Le cinéaste nous emmène dans les recoins les plus sombres de ses pensées, et pourtant, ultime miracle, son personnage peut retrouver grâce et légèreté en écoutant une chanson, un simple tube qui ravive des souvenirs, Be my baby, par Vanessa Paradis. En filmant l’ombre de Y., dansant sur les cailloux, le chef opérateur Shai Goldman crée le plus troublant des fantômes du désert ».