Récapitulons : que savons-nous vraiment du Maroc aujourd'hui ? D'accord, il a obtenu son indépendance en 1956… Et puis 150 000 tonnes de dattes y sont consommées tous les ans, personne n'ira dire le contraire… Il y a les cornes de gazelle, le Zaalouk et la Pastilla aussi… Sans oublier les dunes de Merzouga et les cascades d'Ouzoud… Et la ville de Casablanca à laquelle on pense forcément parfois, parce que c'est le titre du classique de Michael Curtiz, avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman… « Mais tout ça, c'est de la surface, une vague culture générale, ça ne nourrit pas son homme ». Aïe, nous avons affaire à un cas typique de curiosité et vous en demandez encore… Un seul remède : aller voir le nouveau film de Nabil Ayouch, foisonnant d'histoires et de paysages. Vous en sortirez avec la sensation d'avoir exploré ce pays sublime, dans ses dimensions aussi bien sociales que politiques et culturelles. Attention quand même à ne pas vous fouler une cheville sur l'Atlas… Razzia suit cinq destinées qui se croisent sans se rencontrer vraiment, mais toutes reflètent la même soif de liberté, déchirées qu'elles sont entre le passé et le présent, par la perte de repères et les troubles identitaires.
Tout commence dans les années 80 avec Abdallah, un instituteur aux yeux gorgés d'étoiles qui s'illuminent quand il regarde un oiseau ou lit des poèmes. Il enseigne dans une petite école berbère perdue dans les montagnes, guidant pas à pas ses élèves sur la voie de l'émerveillement doublé d'une raison sensible et tolérante… Jusqu'au jour où on lui interdit de continuer l'enseignement en berbère, parce que la seule langue désormais officielle est l'arabe classique. Quelques décennies plus tard nous voilà en 2015 à Casa, ville moderne et lumineuse, au moment où les manifestations des islamistes battent leur plein, en réaction à la réforme du code de l'héritage (qui instaure l'égalité homme-femme dans les successions). On y rencontre Salima, révolutionnaire de l'intime qui s'oppose quotidiennement aux diktats de son mari, hostile à ce qu'elle fume, travaille, attire les regards, attise les convoitises… Hakim, jeune des milieux populaires qui aimerait être chanteur comme Freddie Mercury, son idole, inspirateur de son look fantasque et vilipendé dans les rues… Monsieur Joe, le Juif épicurien qui sédimente malgré lui des conflits enfouis… Et Inès, adolescente comme prisonnière dans son ghetto de riches, où l'impudeur régnante se passerait bien de moralité et d'humanisme. Au beau milieu de ce foisonnement culturel et social, chacun a des rêves d'ailleurs et vit dans une société qui, elle, n'est pas du tout ailleurs. Cela crée chez eux des paradoxes insensés, un refus de ployer, de laisser l'obscurantisme hisser son drapeau noir, car ce serait admettre qu'on puisse accabler ad vitam les femmes, la culture berbère, les gays, les atypiques et ceux qui ne manquent pas d'humour…
Razzia est un film sans concessions qui n'arrangera pas la situation de Nabil Ayouch au Maroc, quand on se souvient du tollé que Much loved, son précédent film, y avait soulevé en 2015 : interdiction de diffusion, harcèlement de la part d'extrémistes islamistes, agression physique de l'actrice principale qui avait dû se réfugier en France… Razzia est donc un film nécessaire, qui emporte et captive, et qui ne doit pas nous faire oublier que la situation européenne n'est pas loin d'être à nouveau en proie à « la longue nuit » que Stefan Zweig dénonçait dans sa lettre d'adieu avant de mettre fin à ses jours, et que Nabil Ayouch, en filigrane, dénonce à son tour. Avec lucidité, force et bienveillance, Razzia remet les choses à leur place et nous rappelle ainsi l'essentiel : nous sommes capables du pire, mais surtout du meilleur. Et c'est ici que ces cinq destinées rencontreront la vôtre.