Mais qui sont ces trois drôles de types qui, sur les gradins du court central, ne suivent pas la balle du léger mouvement de va-et-vient cervical bien connu des amateurs de tennis ? Nous sommes aux Internationaux de Roland-Garros 1984 et l’assistance compte effectivement trois individus imperturbablement focalisés sur une unique moitié de terrain : celle occupée par John McEnroe, champion américain au sommet du tennis mondial du début des années 80. Emmenés par un certain Gil de Kermadec, ces trois bonshommes se sont mis en tête de filmer les moindres mouvements de McEnroe, d’étudier ses gestes sous tous les angles, d’en modéliser tant que possible l’excellence et d’en déceler – le cas échéant – les failles.
En fouillant dans des archives sportives, le réalisateur Julien Faraut est tombé sur les bobines de Kermadec et a vite senti la rareté de ce qu'il tenait en main. Les images collectées par ce passionné sont traversées par une recherche obstinée : percer le secret d’un champion par l’image, capter avec la caméra ce que l’œil ne voit pas. La performance sportive rejoint l’ambition artistique ! C’est cette entreprise un peu folle, à contre-courant des retransmissions sportives habituelles, que nous compte cet étonnant objet qu’est L’Empire de la perfection, aux frontières du documentaire et de l’essai cinématographique.
Car de cinéma, il est immédiatement question. Comme Mathieu Amalric nous le rappelle d’une voix-off ironique mais concernée, le « film d’instruction fait bel et bien partie de l’histoire du cinéma ». Gil de Kermadec fut Directeur National Technique du tennis pendant de nombreuses années. A ce titre, il a longtemps produit des films à visée pédagogique puis s’est intéressé à des portraits de grands joueurs vers la fin des années 70. En 1984, la personnalité et le jeu de John McEnroe fourniront à de Kermadec la matière idéale pour aller au bout de ses investigations. Ce après quoi, il arrêta d’ailleurs de tourner.
Il faut dire que le tennis que pratiquait John McEnroe avait tout pour fasciner. La singularité de ses gestes en faisait un cas d’école à lui tout seul. Son service commençait presque entièrement dos au filet, la variété de son jeu ne laissait jamais ses adversaires présager de ses coups, alternant sans distinction les coupés et les lifts, trouvant des angles de balles insoupçonnés ou brisant soudainement le rythme de l’échange par des amortis parfaitement inattendus. Le jeu de McEnroe ne rentrait dans aucune case. Pour de Kermadec, il y avait bien là techniquement un mystère à élucider. Mais plus encore, McEnroe imprimait aux matchs une psychologie particulière, entrant régulièrement dans de terribles colères, contestant les décisions des arbitres, apostrophant parfois les spectateurs eux-mêmes. McEnroe atteignait une osmose inédite entre le geste et le mental qui faisait de lui de facto le maître du court, qu’il dirigeait dès lors comme un véritable metteur en scène. Il ne fait nul doute que l’aspect quasi artistique du jeu de McEnroe a élevé, par un effet miroir, le travail de Kermadec à une dimension qu’il n’anticipait pas lui-même.
Le travail de Julien Faraut rend grâce à celui de Kermadec, dont la caméra cherche avec obsession à saisir ce que les autres ne voyaient pas. Amateur de sport ou non, on se plait à sentir le plaisir de l’image qui anime ces rushes étonnants, accompagnés d’une narration souvent drôle et étonnamment pertinente, dans la lignée des chroniques qu'écrivait Serge Daney (éminent critique de cinéma) sur le tennis dans les colonnes Libération dans les années 80. A mille lieues des jeux ultra-contrôlés actuels (bien plus fades, vous en conviendrez !), L’Empire de la perfection célèbre l’alchimie entre un champion atypique et son observateur acharné. Tous deux ont, à un moment, vu le court de terre battue comme autre chose qu’un simple terrain de sport : une véritable scène.