CANNES 2018: UN CERTAIN REGARD
18 ans de réflexion
Deux filles, deux garçons et plein de possibilités. Tel est le schéma directeur du 3e long d’Antoine Desrosières après À la belle étoile (1993) et Banqueroute (2000). Une œuvre indissociable de ses interprètes féminines Souad Arsane et Inas Chanti, et de sa coscénariste, Anne-Sophie Nanki, déjà réunies dans son court Haramiste (2014), prix du public à Pantin et à l’affiche pendant un an, dont son nouveau long constitue une sorte de prolongement. Dans la tradition de films d’apprentissage tels que L’esquive (2003) d’Abdellatif Kechiche ou Et toi, t’es sur qui ? (2007) de Lola Doillon, À genoux les gars s’attache au nouveau désordre amoureux sur un ton décalé. “Les 410 pages de scénario ont été tournées en 18 jours, sans heures supplémentaires, après quatre mois de répétitions, avec deux caméras”, explique le réalisateur qui s’est entouré d’une “équipe réduite au strict minimum, surtout composée de techniciens qui avaient travaillé avec moi sur mes deux premiers longs”. Un dispositif que précise sa productrice, Annabelle Bouzom : “C’est un film à la fabrication atypique (tournage très court, prépa et postproduction longues) dont le budget est de 1 M€ et que nous avons pu fabriquer grâce aux soutiens du CNC (Avance sur recettes), de la région Grand Est, grâce aux MG de Rezo Films et de Films Boutique, et grâce à l’engagement de cinq coproducteurs : Digital District, Eye Lite, Flach Film, Studio Lemon et Rezo Productions.” En outre, précise-t-elle, “nous menons une expérience intéressante liée aux évolutions technologiques en proposant, en décalé par rapport à la sortie du film (le 20 juin, Ndlr), une version série de 30x10 minutes qui sera visible sur YouTube. Cela permet d’exploiter l’extraordinaire matériau réuni par Antoine et son équipe”. Lequel affirme pour sa part : “J’ai réinventé ma manière de tourner grâce aux nouvelles technologies, en ne filmant notamment que des plans séquences de 40 minutes, par exemple.”
Voilà un film qui, sur le papier, a tout pour déplaire au public majoritaire des cinémas d’art et d’essai. Sans vouloir vous caricaturer, cher public, vous avez plutôt plus de 35 ans, êtes plutôt bien élevé et cultivé, venez rarement des quartiers très populaires. Il est donc normal que vous soyez un peu imperméable à la culture adolescente et post-adolescente des cités, que vous ne prisiez pas forcément l’humour des comédiens issus du stand up et des shows sur internet, et point trop non plus une certaine vulgarité nourrie par l’abus de films pornographiques. Comme À genoux les gars est le fruit de toute cette culture bis, vous pourriez bien être tenté de fuir, de passer votre chemin, eh bien vous auriez tort. Point… Parce que si cet étonnant OFNI (Objet Filmique Non Identifié) est un peu tout ce qui vient d’être dit précédemment, c’est aussi un des films les plus désopilants depuis bien longtemps, qui aborde en outre, sous couvert d’un humour décapant, des sujets dont on ne rit pas forcément habituellement, ce qui en fait un film politique et féministe essentiel. Enfin c’est l’objet d’une performance exceptionnelle de deux jeunes actrices par ailleurs co-signataires d’un scénario qui s’est construit au fur et à mesure de leurs improvisations.
Après une première scène drolatique où l’on découvre les deux sœurs Rim et Yasmina, à peine adultes, en pleine soirée pyjama et parlant sexualité et plaisir féminin, le film enchaîne sur un événement tragi-comique plus grave : en l’absence de sa sœur Rim, en voyage scolaire à Auschwitz (on reconnaît que ce clin d’œil est un peu facilement provoc), Yasmina s’est laissée convaincre, dans un jeu assez ignoble de persuasion dont les mauvais garçons ont le secret, de faire une gâterie au copain de Rim. Yasmine ressent immédiatement le côté pathétique de la chose, encore plus quand elle découvre que son propre copain a filmé l’action, ce qui va donner lieu à un odieux chantage devenu un peu trop courant chez les adolescents…
L’immense audace du film tient autant dans la capacité de rire du pire (ici l’abus sexuel des jeunes filles dans toute l’horreur de sa normalité dans le regard des jeunes hommes), dans un esprit à la Hara Kiri ou à la Desproges, que dans la tchatche imparable, irrésistible des deux actrices, qui ont donc écrit elles-mêmes une grande partie de leurs dialogues assassins. Ce qui désamorce au passage les accusations entendues sur le côté prétendument exagéré des situations et de la bêtise crasse des garçons.
Le film fait suite au premier moyen métrage d’Antoine Desrosières, Haramiste, dans lequel deux jeunes filles musulmanes tentaient de composer entre leurs convictions religieuses, ce qui est « haram » et l’éveil de leur sexualité…
Deux ans plus tard, les jeunes filles ont grandi et sont confrontées à la connerie sexiste (mais aussi homophobe et complotiste) des mecs et vont affirmer leur intelligence, leurs désirs et ça dépote. Le tout au rythme étonnant de chansons yéyé des années 60 au côté sucré et faussement gentillet qui délivre des paroles féministes contrebalançant la crudité des situations. A l’ère Weinstein / Ramadan, ça fait carrément du bien.