C'est d'abord le paysage qui subjugue. Sur un plateau d'altitude qui semble surplomber une mer de nuages et de brume, à proximité d'un énorme bâtiment austère dont on ne sait s'il appartient à une civilisation millénaire ou futuriste, un groupe d'adolescents armés semblent livrés à eux-mêmes. On comprend peu à peu que cette dizaine de jeunes gens, filles et garçons, font partie d'une guérilla indéterminée luttant contre une lointaine armée invisible dont seuls des missiles perçant la canopée rappellent l'existence. Le groupe détient une otage américaine, la Doctora, sur laquelle chaque guérillero / guérillera doit veiller comme à la prunelle de ses yeux. On voit bien que les adolescents seraient totalement en roue libre s'ils n'avaient été rejoints par le Messager, leur responsable de groupe venu à cheval à travers la jungle les rappeler à leurs devoirs, notamment celui de prendre en charge une vache qui leur sera précieuse pour avoir du lait frais.
Et de fait la situation va totalement déraper à peine le Messager reparti, quand un des membres du groupe, lors d'une soirée de fête fortement alcoolisée, va accidentellement tuer le précieux bovidé. Les tensions montent au sein du groupe entre ceux qui veulent dénoncer le coupable et ceux qui veulent le couvrir, tandis que l'armée se rapproche, obligeant le groupe et son otage à quitter leur paradis perdu d'altitude pour rejoindre la vallée et la jungle équatoriale inhospitalière.
Le réalisateur étant colombien, on a spontanément le réflexe de penser au conflit qui déchire son pays jusqu'à l'absurde depuis 60 ans, et à l'otage la plus célèbre des FARC, la franco-colombienne Ingrid Betancourt, détenue de 2002 à 2008. Mais si l'on y regarde de plus près, Monos – le titre renvoie directement à la mythologie – est beaucoup plus profond et universel. Il montre comment des jeunes gens, tout juste sortis de l'enfance pour certains d'entre eux, regroupés et poussés vers la violence, peuvent aller tout droit vers l'autodestruction. Et c'est le sort de bien des enfants soldats à travers le monde, qu'ils soient au cœur du chaos irakien, d'une jungle africaine ou en Amérique du Sud. Des enfants qui gardent néanmoins leur sens de l'amitié, leurs envies de découvrir l'amour, et une profonde naïveté malgré les conditions extrêmes. Le film est construit de manière métaphorique avec cette chute du jardin d'Eden qui suit la mort de la vache qu'on pourrait assimiler au péché originel, événement à partir duquel tout le groupe va peu à peu exploser. Le film, bien plus qu'une réalité historique contemporaine, évoque puissamment Sa Majesté des mouches, fabuleux roman de William Golding adapté au cinéma par Peter Brook dans lequel de jeunes Anglais se retrouvaient abandonnés sur une île déserte du Pacifique : la soumission à la loi du plus fort et la violence émergeaient peu à peu de manière terrible dans ce groupe d'enfants.
Au-delà de la remarquable interprétation des jeunes comédiens, saisissants de réalisme (il faut dire que Wilson Salazar qui joue le Messager fut réellement un enfant soldat des FARC) c'est surtout l'incroyable mise en scène, digne d'Apocalypse Now et de son immersion dans une jungle aussi envoûtante qu'oppressante, qui marque le spectateur et qui nous fait penser que l'on devrait revoir Alejandro Landes dans les plus grands festivals internationaux au cours des prochaines années.