Sébastien Lifshitz est un super-héros, il a le don de se rendre invisible. Comment expliquer sinon qu’il parvienne si bien à se fondre dans le décor. Sa caméra se fait si discrète que ceux qu'elle filme semblent oublier jusqu’à son existence. On imagine la délicatesse du cinéaste, sa patience hors norme pour parvenir à saisir tant d’instants subtils, criants de vérité. Au sommet de son art, il nous offre ici une plongée au cœur de l’adolescence, un véritable bain de jouvence. Comme dans ses précédents et magnifiques documentaires – Les Invisibles(justement !), Bambi (disponible en Vidéo en Poche), Les Vies de Thérèse –, il nous dévoile une humanité sans fards tout en restant à une distance respectueuse, jamais voyeuse. Il trouve toujours le ton juste, attentif à ne pas déflorer trop de l’intimité de ses protagonistes tout en nous les rendant incroyablement proches.
Si, lors des premiers repérages, le réalisateur avait prévu de suivre les pas d’un jeune garçon, le voilà qui bifurque et se met à filmer deux adolescentes, Emma et Anaïs, qu'il va suivre pendant cinq ans. Et c'est d'abord ce temps long qui rend le film exceptionnel. Voir les deux filles, au long de ces cinq années, de l’entrée au collège à l’heure du redoutable baccalauréat, s’épanouir sous nos yeux, abandonner leurs chrysalides, va devenir tout aussi prenant qu’émouvant. Cette chronique initiatique du passage de l’enfance à l’âge adulte, qui capte l’essence de notre époque, témoin de l’évolution de notre société, se révèle de bout en bout passionnante, pleine de surprises et de chocs imprévus.
Tout débute dans une sous-préfecture de province, Brive, une de ces belles endormies qui semblent épargnées par le trop plein de violence. Nos deux jouvencelles ont alors treize ans. Si Emma y grandit dans un milieu plutôt bourgeois et favorisé, Anaïs fait partie d’une classe populaire qui n’a pas spontanément un accès facile à la culture. Alors que tout pourrait les séparer, il est clair que ces deux-là s’attirent comme deux aimants et se complètent merveilleusement. Il n’est pas une journée sans qu’elles badinent, se consolent, commentent, refassent le monde, imaginent le futur tantôt de façon amusée, tantôt de façon angoissée. Comment ne pas l’être entre les injonctions des parents, celles des professeurs, le poids du regard social sur la jeunesse et leur propre regard sur elles-mêmes, qui n'est pas forcément le moins sévère ? Quand l’une râle, l’autre la taquine. Quand l’une sombre, l’autre l'aide à se redresser. Et sans cesse ces rôles s’inversent. C’est une amitié d’âmes sœurs, qui se pardonnent tout, se comprennent bien au-delà des mots et des convenances. On s’amuse de leurs étonnements un brin naïfs, pour, l’instant d'après, se retrouver scotché par tant de maturité et de perspicacité. On se pique à rêver avec elles à ce que deviendront leurs vies. Quand la caméra s’invite dans leurs demeures respectives, on les découvre différentes, se confiant à leurs mamans, puis agacées, agaçantes… inquiètes, quelle que soit leur éducation… Et là on s’interroge sur le déterminisme social. Emma et Anaïs ont beau avoir l’âge de tous les possibles, on perçoit que les dés ont été pipés dès le berceau. Mais qu’importe, il suffira de voir les airs outrés qu’adopte Anaïs, de l’entendre s’exclamer avec son accent chantant : « Sport à 8h ? Non mais j’ai une tête à faire du sport à 8h ? » pour pouffer de rire à notre tour et tout oublier. D’autant que garçons et filles, après s’être longtemps croisés dans les rues de la petite ville comme des planètes que tout oppose, commencent à s’épier du coin de l’œil, émus, même si chacun se cherche et fanfaronne un peu…
Tandis que l’on accédait benoîtement à une forme d’universalité charmante, le destin viendra bouleverser sans ménagement ces petites histoires particulières, rattrapées par la grande histoire. On n’en dira pas plus sur ce très grand film, aussi drôle que poignant, essentiel.