De l'histoire d'amitié a priori improbable entre la reine Victoria vieillissante et un de ses serviteurs indiens, le toujours inattendu Stephen Frears a tiré un film subtil et malicieux, un divertissement de haut vol qui allie enracinement historique, reconstitution somptueuse et humour volontiers irrévérencieux. Histoire improbable donc mais pourtant tout ce qu'il y a d'authentique, tellement que la couronne britannique, très à cheval sur le respect de l'historiographie officielle, avait enterré cet épisode durant près d'un siècle au point de faire détruire des documents, jusqu'à ce qu'une historienne plonge son nez dans des carnets renfermant des notes écrites en langue ourdou – la langue officielle du Pakistan, parlée au Nord de l'Inde – par la reine elle-même !
Nous sommes en 1887, la reine Victoria approche de ses 70 ans, un âge avancé à l'aune du XIXe siècle. Elle a 50 ans de règne au compteur et elle s'apprête justement à fêter son jubilé d'or. Au même moment, à l'autre bout du monde mais toujours dans l'Empire britannique, plus précisément à Agra, la ville où se dresse le légendaire Taj Mahal, deux Indiens musulmans sont choisis pour faire le voyage jusqu'à Londres et offrir au nom des Indes une médaille commémorative à la souveraine. Et il se trouve que la vénérable reine va se prendre immédiatement d'affection pour un des deux Indiens, le jeune et fringant Abdul Karim, qu'elle gardera à son service jusqu'à sa mort en 1901, faisant de lui son confident et son professeur : il lui fait découvrir la langue ourdou, la religion musulmane, la culture et la cuisine indiennes…
Dès les premières séquences, on voit à l'œuvre la patte malicieuse de Frears, satiriste hors pair : la reine, gloutonne et grassouillette, supporte à grand peine les obligations de la cour et la vile obséquiosité de son entourage. Le lever et l'habillage sont des épreuves de force pour les domestiques, chaque repas est cocasse tant Victoria engloutit ses plats à un rythme que n'arrivent pas à suivre les autres convives… Le voyage des deux Indiens est traité sur un mode proche de celui des Lettres persanes de Montesquieu. Considérés comme des sauvages à qui on fait l'honneur de montrer ce qu'est « la civilisation », ils constatent dès leur descente du bateau la saleté et la misère qui règnent à Londres, infestée de rats, hantée par les clochards. Frears a eu la bonne idée de coller à Abdul Karim un compagnon de voyage hilarant et qui est tout son opposé : petit et beaucoup moins beau garçon, Mohammed vomit l'Angleterre et son climat, et peste de devoir courtiser ceux qui sont responsables des malheurs de son peuple. Il est un peu la voix anti-coloniale du film…
Mais le cœur du récit est bien cette amitié sincère entre Victoria et Abdul, qui transcende les races et les classes sociales, et que Frears nous relate tout en observant l'absurdité de l'exercice du pouvoir monarchique : la reine ne peut compter sur personne, sa famille et ses proches guettant plus ou moins tous sa fin prochaine, elle se déplace de manoir en château sous la garde d'une véritable armée, sous la menace permanente d'un attentat toujours à craindre sur des territoires au bord de l'explosion. Et Frears, en arrière-plan, montre bien un pays où les inégalités sont flagrantes, le racisme pesant.
S'appuyant sur une formidable troupe d'acteurs menée par la magnifique Judi Dench, Stephen Frears réussit le pari de combiner une comédie historique enlevée et un regard aussi intelligent que lucide sur la société anglaise de l'époque.