FESTIVAL DE CANNES 2019 : COMPÉTITION
Zone interdite
La sélection en compétition du premier film de Ladj Ly résonne comme la consécration pour Kourtrajmé, le collectif créé en 1994 par Kim Chapiron et Romain Gavras, fort désormais de 135 membres actifs, dont il dit : “On a grandi ensemble et on reste toujours très proches.” Les misérables est le prolongement d’un court métrage qui a notamment obtenu le prix Canal+ de la compétition nationale au Festival de Clermont-Ferrand en 2017 et une nomination au César en 2018. Tournée pendant 30 jours à Clichy-sous-Bois et à Montfermeil, cette chronique ordinaire d’un commissariat de banlieue s’inscrit dans la lignée de La haine de Mathieu Kassovitz, prix de la mise en scène à Cannes en 1995. Les misérables a les mêmes interprètes que le court homonyme : Damien Bonnard, déjà nommé deux fois aux César, Alexis Manenti et Djibril Zonga. Selon Ladj Ly, “le film s’est tourné dans une toute petite économie et nous avons adapté nos moyens techniques à nos ressources financières. Petite équipe, pas de lumière et peu de machinerie. L’économie ne doit pas être un frein à l’histoire que l’on raconte. Le plus angoissant était sans doute d’attendre pour savoir si l’on allait tourner ou pas. On a dû financer le film assez rapidement pour pouvoir tourner pendant l’été.” Plus généralement, cet autodidacte se réjouit d’avoir “commencé à faire du cinéma dans l’ère du numérique car cela m’a permis de faire mes films de manière autonome et même de les diffuser en les mettant sur YouTube, donc de m’exprimer et d’être entendu”. Au point d’avoir “lancé cette année une école de cinéma gratuite et accessible sans diplôme : l’école Kourtrajmé”. Ladj Ly est déjà en train d’écrire son deuxième long métrage.
Point de Jean Valjean dans ce film formidable, ni de Fantine, nous ne sommes pas dans une énième adaptation de l’emblématique roman de Victor Hugo, mais dans une œuvre contemporaine, puissante… Point de Gavroche non plus, les petits Français s’y surnomment Slim, La Pince, Zorro, ils s'appellent Issa, Salah, Luciano, Bintou… : autant de prénoms qui témoignent d’une mixité sociale véritable, une richesse humaine en mal de reconnaissance. Mais desMisérables, le jeune réalisateur ne se contente pas d’emprunter le titre, il tisse un lien subtil avec l’univers de l’écrivain humaniste pour dresser un état des lieux de notre pays, de notre époque. Deux cents ans plus tard, nous voici de retour, sans que ce soit énoncé, dans le fief des Ténardier, Montfermeil, la ville d’enfance de Cosette, celle du cinéaste également. Le film résonne dès lors comme un prolongement respectueux de l’immense épopée populaire éponyme, nous prend à la gorge avec le même sentiment d’injustice, d’impuissance. On se surprend alors à rêver de l’odeur des barricades…
Tout commence par une magistrale scène de liesse populaire, de communion collective. Ce 15 juillet 2018, la France est championne du monde de foot ! L’euphorie de la victoire atomise les différences. Dans la foule bariolée qui s’amasse sur les Champs Élysées, il n’y a plus de citoyen de seconde zone, plus de clan qui tienne, tous entonnent à tue-tête la Marseillaise. Loubards, flics ou curés, tous se sentent français ! Un sentiment qui, pour certains, ne va pas durer… De retour au bercail, la réalité de la banlieue va les rattraper. À Montfermeil, impossible d’oublier longtemps qu’on n’a pas les bonnes racines, le bon faciès, la bonne classe sociale surtout. La cité, ses cages d’escaliers tumultueuses, son ascenseur social toujours en panne, ses dealers minables, les patrouilles de police qui rôdent comme une condamnation à perpétuité, sont là pour vous le rappeler. « Vos papiers ! Que faites-vous là ? » Pas de répit pour les braves et moins braves, tout citoyen se tient prêt à devoir se justifier. Pour contrôler, ça contrôle, à chaque coin de rue, à tour de bras, pour de plus ou moins justes motifs… Certains policiers ont parfois des raisons que la raison ne connait point. C’est typiquement le cas de Chris, supérieur hiérarchique et coéquipier de Gwada, deux vétérans de la BAC qui prennent sous leur aile un nouvel agent, Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg. Voilà notre bizuth embarqué d’office dans leur voiture dite banalisée mais repérée comme le loup blanc depuis dix ans que ces vieux briscards sillonnent le même quartier. Si on les connait par cœur, l’envie sera grande de tester la nouvelle recrue qui fait tache dans le paysage, selon les dires de ses deux camarades aux méthodes musclées. Voilà Stéphane pris en tenaille, entre les fanfaronnades de ses collègues et celles des gamins du quartier, un brin paumé dans ce nouveau monde qu’il cherche à comprendre et à intégrer, tandis que la caméra nerveuse colle au plus serré de l’action qui se tend progressivement. Soudain il est palpable que tous naviguent en terrain miné de longue date et qu’il ne faudra qu’une flammèche pour que la pétaudière s’embrase. Le ressort dramaturgique est en place, impeccable, implacable. Un simple enfantillage, le vol d’un lionceau, mettra le feu aux poudres dans la cité où rien n’échappe aux regards des téléphones portables ni à ceux des drones…
L’histoire est basée sur une bavure véritable. Ladj Ly la transcende en un film choc, fulgurant, salutaire, jamais manichéen, d’une véracité criante, à commencer par sa galerie de personnages plus incarnés les uns que les autres et auxquels on ne pourra jamais complètement jeter la pierre. Tout aussi social que politique, Les Misérables a la facture d’un excellent thriller dont on ressort à bout de souffle !