Combien de morts?
Ce film captivant et exaltant est le récit d'un combat exaltant et captivant. Et pourtant, sur le papier, c'était perdu d’avance. Une lutte à armes absolument inégales entre un petit médecin d'une petite équipe d'un petit hôpital de province et une armée d’experts en tout genre, de scientifiques dorés sur tranche au service d'un géant français de l’industrie pharmaceutique. Le Docteur Irène Frachon, pneumologue, contre l'omnipotent laboratoire Servier ; l'enjeu : un médicament qui est en fait un poison mortel, le Médiator 150 mg.
Passionnant par son sujet, édifiant par ce qu’il dénonce, bouleversant d'humanité, La Fille de Brest avance au rythme haletant d'un film à suspense, dégageant une formidable force de conviction et d'émotion. Emmanuelle Bercot place les êtres au cœur de la terrible machine à broyer de l'humain qu'elle dépeint, une machine de guerre qui avance tête baissée avec pour seul ligne de mire le profit, et tant pis pour les dommages collatéraux. Point de départ du film, le livre d'Irène Frachon, Médiator 150 mg, paru en 2010 et dont le sous-titre, rapidement censuré au moment de sa première édition, n'y allait pas par quatre chemin : « combien de morts ? ». Le récit du film s'achève là où la vie du bouquin commence…
2007. Pneumologue au CHU de Brest, le docteur Irène Frachon relève au cours de ses consultations un nombre préoccupant de pathologies cardiaques (valvulopathies) non expliquées. Sans être une chercheuse, ni à la pointe de la cardiologie qui n’est pas sa spécialité, Irène est un excellent médecin et un excellent médecin veut comprendre, autant par conscience professionnelle que par curiosité intellectuelle. Irène est de surcroit une sorte de force de la nature, tendance pitbull joyeux, et lorsque commence à se faire jour le lien entre les accidents cardiaques et la prescription du Médiator, elle n’est pas du genre à lâcher l’affaire, d’autant qu’elle lui rappelle furieusement le cas d’un autre médicament : l'Isoméride, commercialisé par le même laboratoire Servier et retiré du marché en 1997 pour ses effets secondaires dévastateurs.
La suite, on la connaît mais après tout peut-être pas si bien que ça : le scandale révélé d'un médicament prescrit depuis 1976 malgré sa dangerosité déjà repérée, les morts advenues ou à venir, l’affrontement inégal entre une poignée de médecins intègres et une armada d’individus sans foi ni loi (praticiens, scientifiques, avocats et autres membres de divers comités à l’éthique douteuse) prêts à tous les cynismes pour préserver les intérêts de la main qui les nourrit.
Le Docteur Irène Frachon, c’est Sidse Babett Knudsen, révélée à la télévision par la formidable série Borgen, puis second rôle au cinéma l’année dernière avec L’Hermine. Elle est de tous les plans, irradiant une énergie communicative, un sourire à faire fondre ce qui reste de la calotte glacière, à la fois intègre et empathique, obstinée et combative, mordante, percutante et souvent très drôle, même dans ses grands moments de doute. Un médecin ordinaire, peu au fait des enjeux de pouvoir et du machiavélisme des laboratoires pharmaceutiques, qui va se retrouver au cœur de l’arène médiatique. Politique, le film l’est sans aucun doute, en ce qu’il dénonce avec force les liens incestueux entre les agences sanitaires nationales et les gros labos… et la liaison se décline à l’infini dans bien d’autres domaines, industrie agro-alimentaire, industrie-pétrolière… Irène Frachon est le visage de la résistance autant que la voix des victimes. Ce film rend hommage à l'indispensable lanceuse d'alerte en même qu'à tous ceux qui se sont battus avec elle (ses collègues du CHU, la scientifique qui l'a soutenue à Paris, le député qui s'est mouillé à Toulouse, le modeste éditeur breton…) et qu'à ceux pour qui ils se sont battus, vivants ou morts.