C’est un bien étrange déconfinement que vit Rag, onze ans aux prunes, sous l’aile protectrice de son paternel. À la fois rescapés et fugitifs, ils avancent, sans but bien défini, et campent, seuls, le plus souvent dans une tente au plus profond des bois. À l’occasion, ils squattent les maisons abandonnées ou les granges délabrées croisées en chemin, en quête de moyens de subsistance et se protégeant coûte que coûte d’un environnement hostile – le plus grand danger pouvant venir des humains de passage. Une épidémie (tiens, tiens…), dont on ne sait trop si elle rôde encore ou s’est finalement éteinte, a ravagé une très large moitié de la population – une part indispensable, par ailleurs, à la survie de l’Espèce, puisqu’elle a exclusivement visé et quasiment éradiqué de la surface du globe les êtres humains de sexe féminin.
Dans un tel contexte, Rag et son père n’ont qu’un objectif : rester vivants, en sécurité. Plus précisément encore, cet homme hirsute au regard vif, perpétuellement aux aguets, ne vit que pour protéger son enfant et lui inculquer un certain nombre de règles d’airain qui assureront plus tard, un jour, sa survie en autonomie. Rag, c’est de son âge, teste parfois ses limites, a la tentation de désobéir. Rag n’a pas toujours vécu comme un animal traqué, mais ses souvenirs enfantins du cocon protecteur tissé par l’amour maternel s’effilochent avec le temps.
C’est le moment de préciser que Rag, malgré des apparences factices que son père s’efforce de lui conserver, cheveux courts, pantalons informes, casquette sur le nez, voix basse, fait partie des rares filles qui n’ont pas été emportées par la maladie. Et qu’à ce titre, elle n’est plus seulement une enfant – mais une femme, une mère en devenir, une proie potentielle, ainsi qu’un objet d’étude convoité. D’où l’inquiétude, l’état de veille permanent d’un père qui lui rabâche inlassablement les techniques qu’il juge indispensables à leur survie – tout en l’éduquant du mieux possible, dans la méfiance, mais également dans le respect de ce qu’il peut rester d’humanité dans le monde qui les entoure.
Le film, sombre et épuré, avec une impressionnante économie de moyens, nous entraîne à la suite du père et de la fille dans une longue errance hivernale, neigeuse et boueuse, à travers les paysages désolés du Nord des États-Unis. Malgré tout, malgré le froid et la menace diffuse, malgré l’intranquillité qui les habite, la complicité, la connivence fusionnelle qu’ils parviennent à maintenir est l’étincelle qui éclaire le film d’une lumière étonnamment douce et apaisée. Très peu de mots et quelques regards suffisent à dire la force du lien qui les unit – mais aussi les peurs, les secrets, les rêves d’évasion… On ne peut s’empêcher de trouver à la situation, qui il y a quelques mois encore nous aurait semblé relever de la science-fiction, comme un petit air familier. Pas tout à fait contemporain mais relevant d’une anticipation très plausible et vraisemblablement pas si lointaine. Or, de toute évidence, mieux qu’un survival post-apocalyptique minimaliste (on pense aux Fils de l’homme, au Temps du loup), Light of my life est un conte. Moderne, certes, un peu effrayant (mais quels contes ne le sont pas ?), où l’on croise plus d’ogres prédateurs et de maisons inquiétantes (celle entre autres des trois ours) que de fées bienfaitrices. Un conte futé, qui ne joue avec les nerfs du spectateur que pour mieux parler d’amour filial et de transmission. Au croisement des mémorables Leave no trace etCaptain Fantastic, Light of my life, comme beaucoup de contes en définitive, rappelle que les enfants doivent grandir et se débarrasser de parents encombrants – lesquels doivent un jour laisser les enfants prendre leur envol. Épaulé par la jeune Anna Pniowsky, de tous les plans, épatante de justesse et de naturel, Casey Affleck filme et interprète avec beaucoup de tendresse et de retenue ce conte qui se révèle finalement solaire et émouvant.