Benoît Delépine et Gustave Kervern poursuivent méthodiquement la mission qu’ils se sont donnée dèsAaltra en 2004, qui est de rendre justice, dans des brûlots rageurs pas vraiment tirés au cordeau, à toute une cohorte de petites gens oubliées du monde moderne et de ses représentations. Ouvrières au bord de la délocalisation, retraités sans pension, agriculteurs en fin de droits, cadres en rupture d’idéologie libérale, punks à chiens vieillissant sans chiens, handicapés teigneux et rancuniers, femmes, hommes, jeunes et vieux, même combat : tous entassés dans le même sac, celui des laissés-pour-compte… dont la bonne société a quand même besoin, ne serait-ce que pour s’en servir de repoussoir ou de marche-pied. Les films de nos Grolandais préférés mettent donc en scène des anti-héros prolétaires, en révolte maladroite contre les dysfonctionnements d’un monde imbécile dont ils ne comprennent pas, ou plus, les codes, un monde dont le but ultime est de les asservir et les pressurer au profit des puissants.
Marie, Bertrand et Christine, les trois pieds-nickelés de Effacer l’historique, habitent le même ensemble pavillonnaire, quelque part dans une vague zone péri-urbaine, un de ces coins de France où l’on a décoré avec amour les terre-pleins des ronds points qui desservent des centres commerciaux faits d’immenses hangars grisâtres habillés d’enseignes uniformes, tristes et bariolées. Marie, Christine et Bertrand le connaissent d’ailleurs bien, le rond-point de leur banlieue. C’est là qu’ils se sont rencontrés, cintrés dans leur gilet jaune, dans un moment d’euphorie collective autour d’un barbecue révolutionnaire – un moment où ils ont découvert que la fraternité et la solidarité n’étaient pas de vains mots perdus dans les hyperliens d’un dictionnaire en ligne. Ils les ont expérimentés et, la gueule de bois sociale dissipée, ils sont naturellement restés amis. Cabossés, usés, en rupture de ban sociale, sentimentale, familiale, professionnelle… la vie ne les a guère épargnés. Chacun se cramponne aux deux autres, en les croyant plus solides, plus fiables… des blagues. Ils basculent le jour où Marie se retrouve victime de chantage à la sextape de la part d’un godelureau dans le lit duquel une cuite carabinée l’a conduite à se glisser ; le jour où Bertrand perd pied entre le harcèlement dont sa fille est victime au lycée et la suave séduction algorithmée d’une vendeuse de véranda à crédit ; le jour où Christine, qui fait chauffeuse de VTC, se découvre l’esclave non seulement de son employeur mais surtout des notes, systématiquement minables, que lui décernent ses clients. Se voyant également broyés par le même système, Marie, Christine et Bertrand décident d’unir leurs maigres forces – et de s’adjoindre l’aide inattendue mais décisive de Dieu lui-même – pour remonter la chaîne de leurs malheurs et remettre les compteurs à zéro : le harceleur de Marie, ceux de la fille de Bertrand et les faiseurs d’étoiles de Christine.
Ainsi contée, la fable, aussi gafa que kafka-ïenne, aurait pu n’être qu’une charge satirique, hargneuse et revigorante, contre les entreprises tentaculaires qui ont bâti leurs empires en faisant commerce de nos fameuses « données personnelles ». Or, comme souvent sinon toujours chez Delépine et Kervern, c’est dans les marges, les fossés des routes, dans les pas de côté que s’écrivent les histoires et que se révèle l’humanité profonde des gens qu’ils filment. Si on ne rit pas à gorge déployée, si les quêtes insensées n’ont sans doute pas de résolution, ils ont à nouveau semé leurs petites graines d’ananars dans des récits drôles et généreux qui nous parlent simplement de nous. Et doucement instillé la certitude que pour tous les Marie, Christine et Bertrand de la terre, être libre, c’est se donner la maîtrise de son histoire, de son passé et de son avenir – le pouvoir aussi de prendre son temps, d'« effacer l’historique ».