C’est une ode merveilleuse à la résistance et au sacrifice désintéressés face à un pouvoir inique. Dans la scène d’introduction, on découvre, face à la caméra, le visage encore enfantin et angélique de l’héroïne, interrogée par une femme hors champ dans ce qu’on imagine être un commissariat. On suppose qu’elle a été arrêtée, on ne va pas tarder à découvrir pourquoi.
La jeune femme s’appelle Antigone, ses frères Etéocle et Polynice, sa sœur Ismène. Nous sommes bien là dans une adaptation très contemporaine de la tragédie de Sophocle qui a traversé près de 2500 ans sans prendre une ride. Tragédie déjà « actualisée » en pleine période d’occupation allemande par Jean Anouilh qui réinventait l’histoire de cette jeune fille qui veut affronter la justice des hommes et la mort pour enterrer décemment son frère condamné à l’indignité. Anouilh avait été inspiré par l’attentat désespéré – et raté – du jeune résistant Paul Collette, qui avait tiré en vain sur Laval, Déat et quelques tenants de la collaboration. Malgré les allusions qu’on pouvait y déceler, malgré les costumes des gardes du roi ressemblant furieusement aux impers de la Gestapo, sa pièce évita miraculeusement les fourches caudines de la censure nazie et fut créée à Paris le 4 février 1944.
Bien loin de la Thèbes de la Grèce classique ou du Paris occupé des années 40, nous sommes dans le Montréal d’aujourd’hui. La famille d’Antigone, autour de la grand-mère Ménécée, pourrait ressembler à celle de bien des immigrés qui se sont construits une seconde vie dans un pays occidental, à ceci près que l’on comprend par des flash-backs qu’elle a fui sa Kabylie dans les années 90, après un terrible drame lié à la violence des années de plomb. Depuis, la fratrie vit entre rires et rêves d’un avenir meilleur, en tentant d’oublier les circonstances qui l’ont amenée à s’installer au Québec. Mais voilà, comme partout dans le monde, la méfiance envers les jeunes d’origine immigrée, et les violences de la police – qui existent aussi dans le Canada de Trudeau, réputé pour son ouverture – va les rattraper et mettre en danger toute la famille.
Polynice est arrêté et, puisqu’il n’a pas encore la nationalité canadienne, il est menacé d’expulsion. Sa pourtant sage et studieuse sœur Antigone a vite fait de prendre sa décision : elle va tout mettre en œuvre pour faire libérer son frère, quoi qu’il lui en coûte, au prix de sa propre liberté, au risque de compromettre son propre avenir au Québec. Et le leitmotiv du film, ce sera ces mots qu’Antigone hurle aux juges, défiant leur cérémonial désuet par l’évidence de son engagement : « mon cœur m’a dit ». Des mots qui seront repris par tous les jeunes qui, à travers Montréal et le pays, soutiennent la démarche d’Antigone. Le chœur qui scandait les différents actes de la pièce de Sophocle se constitue ici à travers les réseaux sociaux qui viennent au secours de la jeune femme.
Sophie Deraspe, à travers cette adaptation particulièrement libre et inspirée, propose un magnifique hommage à cette jeunesse qui, dans les ZAD, dans les marches pour le climat, dans les manifestations contre les violences policières et contre la discrimination raciale, dans les cortèges tout de noir vêtus, a décidé de dire définitivement non à cette légalité devenue illégitime, et s’est déclarée ingouvernable pour réclamer la justice et un monde meilleur. Pour incarner Antigone, le symbole de cette révolte, une révélation : la jeune Nahéma Ricci, tout aussi magnifique que la comédienne qui incarne sa grand-mère, Rachida Oussaada, bouleversante quand elle s’installe devant la prison dans laquelle est détenue sa petite fille pour chanter des chants kabyles, qui transporteront tous ceux pour qui la phrase « mon cœur m’a dit » a une résonance.