L’année cinéma 2019 fut celle d’une jeune fille en feu. La rentrée 2020 sera celle d’une autre héroïne incandescente, interprétée par une actrice irradiante, Mariana Di Girolamo, superbement mise en valeur par la mise en scène de Pablo Larraín, cinéaste chilien dont nous avons projeté tous les films depuis ses débuts en 2008 avec Tony Manero. Ont suivi Santiago 73, post mortem (en Vidéo en Poche), No, El Club, Neruda, Jackie… Ema est tout entier placé sous le signe du feu, présent littéralement dès cette première scène où l’on voit, image surnaturelle, un feu tricolore incendié, présent symboliquement dans l’embrasement des sentiments qui va gagner le récit, l’irréductible Ema renversant tout sur son passage.
Ema est une jeune danseuse de Valparaiso, ce port des côtes chiliennes immortalisé par Neruda – on peut toujours y visiter sa maison –, mariée à son chorégraphe, le beau et manipulateur Gaston (Gael García Bernal), pour le meilleur et – de plus en plus souvent – pour le pire. Quand le film commence, ils viennent de prendre une décision terrible : se séparer de l’enfant qu’ils ont adopté suite à un incident dramatique, qui a lui aussi trait au feu.
Autour de cet abandon, le couple se délite, évidemment, tout comme la compagnie de danse. La volcanique Ema prend sa liberté avec ses compagnes de ballet et elles improvisent des performances de rue, sur fond de reggaeton, cette musique irrésistible, mélange de reggae et de rythmes caribéens, tout en essayant d’assumer la culpabilité qui la ronge.
Pablo Larraín a toujours décrit dans ses films cités plus haut toute la complexité des âmes tourmentées mais jusqu’ici ses scénarios étaient liés à l’histoire politique, sociale et culturelle du Chili, riche en personnalités marquantes, en événements traumatisants. Jackie marquait une rupture mais restait centré sur un personnage et un drame liés à l’histoire contemporaine. Ici le personnage est résolument d’aujourd’hui et le portrait se veut individuel, même si Ema est sans doute le symbole d’une nouvelle génération de jeunes chiliens révoltés. Ce qui est assez passionnant, c’est l’ambivalence des sentiments que Larraín fait naître chez le spectateur envers son héroïne, tour à tour emballante par son énergie, son talent insolent, sa recherche farouche de la liberté mais aussi terrifiante d’égoïsme.
Pour magnifier ce personnage de femme libre, Larraín orchestre une mise en scène exaltée en forme de maelstrom faussement chaotique, en réalité totalement maîtrisé. Un travail qui mêle un montage fluide et une narration apparemment déstructurée, qui suit le cheminement psychologique du personnage. La danse tient une place essentielle dans la progression du récit, elle l’irrigue de bout en bout, qu’elle s’exprime sur le plateau d’une pièce en train de se montrer ou dans les rues formidablement cinégéniques de Valparaiso qu’investissent Ema et ses amies, faisant rougeoyer le ciel des incendies qu’elles créent ici et là.