Cannes 2022 : compétition
Haine la maudite
Orfèvre du romanesque, Arnaud Desplechin revient en sélection officielle un an après avoir présenté Tromperie à Cannes Première. Il a écrit le scénario de Frère et sœur avec Julie Peyr, sa collaboratrice depuis Jimmy P. (psychothérapie d’un Indien des plaines) (2013), avant de s’atteler à son opus précédent. Il y retrouve Marion Cotillard après Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996) et Les fantômes d’Ismaël (2017), ainsi que Melvil Poupaud qui campait déjà un fils d’Abel dans Un conte de Noël (2008). Le film s’attache à la haine irrationnelle que voue une comédienne à son frère aîné, sans que leurs parents s’en émeuvent outre mesure. Un sentiment avec lequel ils vont devoir traverser l’épreuve la plus douloureuse qui soit: la disparition simultanée de ceux-ci. Arnaud Desplechin ne se sent jamais aussi à son aise que sur la corde raide des sentiments. Il convoque ici comme dans ses meilleurs films un lyrisme et une puissance qui évoquent les plus hauts sommets de la littérature russe, avec ces personnages secondaires chargés de jouer les bons offices, les porte-paroles et les émissaires pour éviter la confrontation directe des deux principaux protagonistes murés dans leur mutuelle incompréhension. “Ma préoccupation avec cette histoire, pour moi qui suis né catholique, était de trouver une issue à la haine qui ne soit pas chrétienne. Comment obtenir, en termes de cinéma, quelque chose qui ne soit pas mièvre.” C’est cette question épineuse à laquelle tente de répondre cette tragédie chorale où la comédienne franco-iranienne Golshifteh Farahani côtoie Patrick Timsit, et Benjamin Siksou dans des contre-emplois radicaux mais déterminants. Fidèle à Why Not Productions, Le Pacte distribue Frère et sœur le jour même de sa présentation à Cannes.
Des chuchotements dans le noir. Quelques mots, délicats. Avant même que l'image n'apparaisse, le spectateur est confronté au deuil. On songe aux débuts de Desplechin, à La Vie des morts, à La Sentinelle. Mais très vite la tragédie s'éclaire, terrible. L'enfant de la famille est mort. Un homme fait son entrée pour présenter ses condoléances au couple et se fait violemment refouler par le père, hors de lui (Melvil Poupaud, écrivain). Après les chuchotements, les cris, les menaces, l'expression d'une haine. Ancienne. Et puis la découverte de la femme (Marion Cotillard, actrice de théâtre), restée à la porte, en retrait, semi éclairée, et de de ses pleurs. Mais sur qui pleure-t-elle ? En 4 minutes, sans comprendre encore qui est qui, ni pourquoi, le spectateur est bouleversé.
La deuxième séquence n'arrange rien. Une voiture qui dérape. Une jeune automobiliste a perdu son contrôle, sous les yeux de d'un couple de personnes âgées. Sa voiture a heurté un arbre. Violemment. Et voilà que survient un camion à grande vitesse... L'angoisse est grande, la géographie des lieux parfaitement restituée et l'on sait que la mort là aussi va probablement frapper. De nouveau. Mais qui ?
Combien de réalisateurs parviennent à créer une émotion et une tension aussi rapidement ? Combien manient la langue de façon si subtile, si directe aussi, pour dire les sentiments, l'amour et la haine mêlés, la tristesse et la joie confondues ? Ce mélange des émotions est le sujet même du nouveau film d'Arnaud Desplechin, en compétition au festival de Cannes, qui prend tous les risques pour explorer la complexité de l'âme humaine, les tensions qui règnent au sein d'une cellule familiale et la fragilité de l'existence. Compte tenu du désir sans cesse réaffirmé de mettre en scène sa propre vie dans un entrelacs de fictions, d'aucuns chercheront sans doute à y voir un film à clés, la dispute frère /sœur renvoyant probablement en partie aux relations tendues avec sa propre sœur, elle-même artiste reconnue, l'écrivaine Marie Desplechin. On relèvera une inversion des arts, la faute, si faute il y a, relevant ici du romancier et l'on s'interrogera sur la place de la mère et sur la frontière si fine qui sépare les sentiments et les pulsions d'ordinaire considérées comme contraires. Mais l'intérêt principal est une fois de plus davantage artistique que biographique ou psychanalytique. Comme si Desplechin avait ajouté à la sophistication parfois cruelle de ses meilleures fables familiales (Rois et reine, Un conte de Noël), à la puissance romanesque de ses récits de haine (Comment je me suis disputé... ma vie sexuelle), la précision folle et le goût du jeu réaffirmé lors de sa récente adaptation de Philip Roth, Tromperie. Il en résulte un film « plus grand que la vie », où l'on joue en toutes circonstances comme sur une scène de théâtre, où l'on s'aime et se déteste à l'excès, éperdument. À en mourir peut être.