Voilà bien un film qui donne envie de foncer se ruiner à l’Opéra, même si on n’en est nullement adepte à l’origine. C’est un véritable vivier de pensées, un brassage vivifiant, un bain de jouvence qu’il ne faut surtout pas se refuser. Ce vibrant documentaire déjoue les clichés, échappe dans une envolée sublime aux carcans qui plombent les cultures dominantes. Il provoque une empathie qui fait voler en éclat tous les stéréotypes dans lesquels on aurait pu cantonner ses protagonistes, tissant un métissage salutaire, transgressif. Ainsi prend vie une œuvre galvanisante, profondément humaine, intensément politique au sens le plus noble du terme.
Autant prévenir : on ne se débarrasse pas facilement des arias de ces Indes Galantes ni de leurs tambours pénétrants. En alliant chant lyrique et culture urbaine, en unissant leurs arts, le metteur en scène Clément Cogitore, le directeur musical Leonardo Garcia Alarcon, la chorégraphe Bintou Dembélé ont donné une nouvelle jeunesse au chef-d’œuvre baroque de Jean-Philippe Rameau. Mieux, ils ont constitué une véritable tribu soudée autour de ses différences. La scène de l’Opéra Bastille devient soudain un condensé de continents, la substantifique moelle de notre monde. Pour restituer cette longue construction méticuleuse, l’harmonie qui en découle, il ne fallait pas moins de deux ans de tournage, neuf mois de montage pour trier les innombrables rushs. Un travail à plusieurs mains à la hauteur de cette épopée collective qui dépoussière les cervelles, véritable philosophie de vie.
2017. Dans une salle de répétition impersonnelle de banlieue, jeunes femmes et hommes se jettent dans l’improvisation, leurs corps de danseurs se donnent la réplique. Qu’importent les origines, qu’importent les styles, voguing, krump, break, hip hop… ils s’entremêlent, se répondent. Progressivement on se laisse bluffer puis séduire par leur énergie pure, tripale, qui n’en finit pas de refaire le monde. Philippe Beziat attrape au vol les expressions, la fluidité des gestes. Tous les coups sont permis jusqu’à intégrer les astuces de cette génération « stories », les récits sans les images, les images sans les voix, celles du dehors, celles de l’intime… À la façon d’un savant mélodiste, le cinéaste introduit des vibratos, des ruptures rythmiques, des syncopes, des silences… pour mieux repartir crescendo. Cette mise en abyme atypique finit par nous transporter ailleurs. Les histoires individuelles, les parcours émouvants, joyeux résonnent et prennent de l’ampleur à l’aune de Rameau… Leur arrivée à l’Opéra Bastille, par la petite porte, celle des grands artistes, sera touchante. Qu’il est impressionnant de pénétrer dans l’antre de l’élite officielle, reconnue ! Fascinante sera cette rencontre improbable entre deux univers parallèles prédestinés à ne pas se croiser. Un choc de cultures diamétralement opposées, l’une issue de la rue, l’autre des beaux quartiers, celle mouvante de l’improvisation, celle qui ne laisse nulle place à l’approximation. Mais progressivement la curiosité évince les poncifs pour laisser la place à l’humain, à une véritable communion des sens et des âmes, belle à arracher des larmes. De ce matériau mouvant et organique constitué d’êtres unis dans leurs forces et leurs fragilités naitra une symbiose, d’abord timide puis évidente, de bout en bout réjouissante. C’est un vent de fraîcheur, de spontanéité presque enfantine, ni usée, ni blasée, qui s’engouffre, émerveillée mais vigilante, dans les coulisses, dans les secrets dessous de la vieille institution. On aimerait que ce souffle nouveau perdure longtemps, ne soit pas qu’un pied dans une porte d’ascenseur comme le dira l’un des danseurs…