Une femme entre dans un magasin de luxe, pour essayer quelques robes. Plutôt banal. Ambiance classieuse pour un rare moment privilégié que la jeune femme discrète s’octroie. Huis-clos intime d’un salon d’essayage. L’environnement ne se devine que par quelques sons feutrés… Le temps semble à l’arrêt. Et pourtant rien ne va se dérouler normalement. La majeure partie de l’action est hors-champ, loin de nos regards soudain inquiets, à l’instar de celui de la vendeuse qui pousse un cri digne d’un film d’Alfred Hitchcock. Fin de la première scène… Nous voici en possession d’une des pièces maîtresse d’un puzzle stimulant que l’on va peu à peu reconstituer. La tension est installée, palpable, colorant différemment les scènes à venir, avec la crainte qu’à tout instant elles prennent une sombre tournure.
La deuxième scène, tout aussi banale d’apparence que la première, s’ouvre avec une petite fille. Cheveux longs, collants de laine, tiare de princesse, Ninon joue tranquillement au pied d’un arbre. Elle est le prototype même de l’enfant choyée, sage comme une image, qui croît sous le regard attentif de ses adorables parents. Image de la petite famille parfaite. Parfaite entente, amour parfait entre son père, Abdel Soriano (l’Espagnol Quim Gutiérrez), un beau gars au regard de braise, et sa mère aimante (interprétée par la resplendissante Virginie Efira, au sommet de son art !). Un seul hic, les absences répétées de cette dernière, qui voyage souvent, très (trop?) souvent, loin de la France, pour son travail de traductrice dans les hautes sphères européennes. Chaque départ est pour Ninon un nouveau déchirement que ne réparent pas complètement les menus cadeaux venus d’ailleurs, les lointains appels téléphoniques avant le coucher. Chaque départ est synonyme de nouveaux questionnements…
On entrevoit l’emploi du temps infernal de cette femme en perpétuel mouvement, entre deux gares, entre deux aéroports, ne cessant jamais de travailler. Et sa douce vigueur, sa force vitale, son courage forcent notre admiration. Jusqu’à ce qu’arrive la scène suivante…
Notre belle dame n’arrive pas dans le pays qu’elle a décrit à sa fillette, mais beaucoup plus près, en Suisse. Pourquoi ce mensonge ? Elle se déchausse dans un appartement qui respire l’aisance et le bon goût des classes supérieures, s’apprête. Ici rien ne dépasse ou presque, seules déparent les godasses mal rangées de deux adolescents invisibles que l’on devine rivés dans leur chambre devant quelque jeu vidéo. Nous voilà dans le giron d’une autre famille modèle dont Judith (toujours Virginie Efira), épouse d’un brillant chef d’orchestre, Michel Fauvet (le délicieux Bruno Salomone), est la matrice. Le temps que l’on remette un peu nos émotions et nos neurones en place, voilà le couple en train de foncer en tenue de soirée à l’opéra. Et ce scénario subtilement retors, savamment orchestré, ne va pas s’arrêter là…
Qui est réellement celle qui se fait appeler Soriano ou Fauvet, tantôt Judith, tantôt Margot, jouant non seulement avec des identités multiples, mais avec des pays multiples, une maternité multiple (et c’est sans doute là le tour de force le plus impressionnant). Comment se fait-il que tous soient dupes ? Que notre héroïne parvienne si bien à donner le change, à tenir le rythme ? Combien de temps cela peut-il durer sans que son, ou plutôt ses univers ne s’effritent ? Et toujours pas de Madeleine Collins à l’horizon ?
Thriller psychologique ? Portrait d’une âme dérangée ou d’une manipulatrice de haute volée ? Virginie Efira est de chaque plan, et il fallait bien une telle actrice/caméléon pour parvenir à jouer à ce point avec nos nerfs sur cette corde schizophrène : parvenir à se faire aimer malgré tous les éléments qui nous poussent à la détester. Irrémédiablement captifs des frémissements de ses lèvres, de ses expressions, plus on s’avance vers la vérité, plus elle se dérobe, le mystère s’épaississant malgré les indices qui s’accumulent jusqu’à l’ultime dénouement.