C’est le grand retour sur les écrans de Paul Schrader, qui débuta dans les années 1970 comme scénariste, de Martin Scorsese notamment (s’il faut ne citer qu’un seul de leurs films communs, ce sera Taxi driver), avant d’entamer une carrière de réalisateur certes inégale mais ponctuée de grandes réussites, pas forcément reconnues à leur juste valeur : Blue collar (1978), Hardcore (1979), Affliction (1998) ou le récent First reformed (2018). Il signe avec The Card counter un de ses plus beaux films – peut-être bien même le plus beau.
Que peut-il y avoir en commun entre l’univers des casinos, que le héros repris de justice, un dénommé William Tell, écume à travers les États-Unis, y exerçant clandestinement ses talents de « compteur de cartes », c’est-à-dire de calculateur de probabilités capable de maîtriser ses gains, et les actes de barbarie perpétrés par l’armée américaine lors de la dernière guerre en Irak, notamment entre les murs d’Abou Ghraib, camp de prisonniers où le même protagoniste fut dépêché comme GI ?… Campé par un Oscar Isaac impressionnant de retranchement et d’intensité, Tell court les salles de jeu non pour y chercher une quelconque excitation, mais au contraire pour s’annuler dans une routine aveugle, s’effacer derrière des gains médiocres, s’annihiler dans la répétition des mêmes parties, le retour des mêmes probabilités.
Le récit se noue sur le trio inopiné que William est amené à former, avec d’un côté Cirk (Tye Sheridan), jeune homme assoiffé de vengeance, et de l’autre La Linda (Tiffany Haddish, formidable révélation), femme pétulante qui gère une écurie de joueurs de poker. Une sorte d’anti-famille bricolée par les circonstances, en laquelle William entrevoit un temps l’espoir d’un rachat, mais qui le ramène par bribes inexorables au souvenir d’Abou Ghraib et de son tortionnaire en chef, le major John Gordo (Willem Dafoe), indûment lavé de tout soupçon et reconverti depuis dans la sécurité hi-tech.
The Card counter sidère par la façon incroyablement sèche et décapante qu’a Schrader de filmer les lieux, ou plutôt ces non-lieux que sont les casinos. Le réalisateur ne prête aucunement le flanc à l’esthétique chatoyante induite par ce type de décor… C’est au contraire un esprit d’ascèse et de puissante sobriété qui préside à la mise en scène. Cadres larges, plans généralement fixes sinon coulés dans des mouvements impassibles et pulsation lente du montage dépassionnent la salle de jeu, montrée comme un hall d’aéroport sans âme, traversée de présences fantomatiques… Sites impersonnels et interchangeables, la plupart du temps dépeuplés, où les tournois s’enchaînent mollement et les joueurs ne font jamais que représenter investisseurs et sponsors, les casinos selon Schrader sont les terminaux d’une posthistoire américaine où viennent échouer des mythologies vidées de leur sens (la présence insistante d’un joueur ukrainien arrogant aux tenues bardées du drapeau américain, entouré d’une équipe qui scande à chacune de ses victoires : U-S-A ! U-S-A !). Avec les parkings anonymes et les motels indifférents où erre sans fin son héros, Schrader opère une même cartographie de l’Amérique fantôme, celle des installations inutiles et des usages perdus.
C’est bien un purgatoire que la succession de ces lieux postiches jalonne sous les pas de William, condamné à y errer comme dans le labyrinthe de sa conscience entachée. En contrepoint, l’enfer d’Abou Ghraib rejaillit par bribes, se distinguant par un filmage déformé et agressif…
Toutefois, le cœur du film est ailleurs : dans l’histoire d’amour qui naît entre William le taciturne et l’exubérante La Linda et qui pouvait d’abord passer pour secondaire. S’aimer, c’est reconnaître en l’autre une même solitude, mais surtout s’octroyer mutuellement la grâce d’une amnésie, la possibilité de l’oubli. Et la grâce advient, d’ordre spirituel cette fois, à la faveur d’un dernier plan sublime… qu’on vous laisse évidemment découvrir.