Le film est un cri. Désespéré, déchirant. Comme un de ces hurlements que, pris dans un cauchemar, on s’efforce de pousser en espérant se réveiller – et qui reste irrémédiablement coincé dans la gorge. Ce cri, celui d’Aida, est celui des hommes et des femmes de Srebrenica, confrontés au pire des cauchemars. Celui auquel on ne peut échapper – et pour cause : ce n’est définitivement pas un mauvais rêve et l’horreur qui vient est on ne peut plus réelle.
Il est une tache terrible et indélébile que la mémoire européenne aura bien du mal à effacer. En juillet 1995, à Srebrenica, petite ville de Bosnie, plus de 8000 hommes et adolescents furent sauvagement assassinés par l’armée de la République Serbe de Bosnie. Ce massacre s’est produit au cœur de l’Europe, à moins d’une journée de route de grandes villes comme Venise ou Vienne, à 2h de vol de Paris. 8000 hommes et adolescents abattus sous les yeux des Casques Bleus censés assurer leur protection.
Autant dire que La Voix d’Aida résonne comme une tragédie antique ou un drame shakespearien dont chacun connait l’issue fatale. D’autant que l’unité de lieu est respectée puisque tout ou presque se passe dans et autour du hangar qui constituait le siège des casques bleus de l’ONU, à quelques kilomètres de Srebrenica. Ce lieu hautement symbolique allait devenir très vite le point de reflux et de ralliement de toute une partie de la population qui fuyait face à l’avancée de l’armée serbe et de ses Tchetniks sanguinaires.
Aida, le personnage central du film, est une traductrice bosniaque attitrée auprès de l’ONU qui, dans un premier temps, va assister aux tractations entre l’organisation internationale et les forces bosniaques et serbes pour organiser l’évacuation supposée pacifique des populations. Mais elle va surtout être le témoin horrifié de l’impuissance des forces l’ONU, en l’occurrence les casques bleus néerlandais et leur commandant qui demande en vain un appui aérien dont jamais il ne verra le premier avion – et pour cause : le gouvernement des Pays-Bas refusa l’appui aérien de l’Otan en raison des risques collatéraux pour ses propres troupes…
Puis ce sera l’afflux des Bosniaques en fuite aux portes du camp, tellement nombreux que, faute de nourriture, d’eau, d’installations sanitaires et même tout simplement d’espace, il sera impossible de les accueillir tous, si bien que des milliers resteront dehors, à la merci des Serbes. Parmi ceux qui restent en rade, plusieurs membres de la famille d’Aïda, qu’elle parviendra tout de même à introduire dans le camp puis à cacher quand les forces serbes pénétreront impunément dans l’enceinte en principe protégée au nom d’une garantie de neutralité acceptée par toutes les parties…
On suit avec angoisse, avec passion, la course effrénée d’Aida, ses efforts désespérés pour d’abord sauver sa propre famille puis essayer de venir en aide à l’ensemble des réfugiés ; on la voit affronter l’inertie des Casques bleus, leur stupide respect des ordres venus d’en haut face à l’horreur qui vient, pire encore leur zèle plus ou moins conscient quand il s’agit de faire le partage entre hommes et femmes, et même de débusquer ceux qui se sont affublés de vêtements féminins pour échapper à une mort annoncée… Se révèle alors dans toute son horreur – tout son cynisme ? – l’inhumanité, l’inutilité intrinsèque de ces forces armées censées accomplir une mission humanitaire… Et on ne peut pas ne pas penser que La Voix d’Aida, en télescopant tragiquement l’actualité, raconte aussi quelque chose de la faillite de l’interventionnisme européen et américain en Afghanistan.
Trépidant – et étouffant –, porté de bout en bout par une actrice stupéfiante, Jasna Đuričić, ce voyage au bout de l’enfer bosniaque est mené comme un thriller, à la tension constante, sans temps mort. Et son final est une leçon d’humanité telle que le cinéma nous en offre rarement.