On savait que la photographie partageait son vocabulaire avec celui de la chasse : charger, viser, shooter, tirer. Il n’y aura plus de nuit rend compte d’un pas supplémentaire franchi : dans nos armées occidentales contemporaines, regarder c’est déjà viser. Désormais certains pilotes d’hélicoptères sont munis en permanence d’une caméra, elle même reliée directement à leur arme, si bien que tout ce qu’ils regardent est vu par le prisme du viseur de la caméra, confondu avec celui de l’arme, et est enregistré. Nous arrivons donc à l’équation paroxystique suivante : regarder = viser = filmer = (potentiellement) tuer.
Doté d’une puissance de zoom sans précédent, le pilote dans les airs peut ainsi voir ce qu’il se passe sur terre à des kilomètres de lui, jusqu’à la couleur et la texture d’un pull over. Plus encore, les caméras thermiques défient tous les obstacles, plus rien ne leur résiste, ni les branchages, ni le brouillard, pas même la nuit.
Nous sommes en Afghanistan, en Syrie, en Irak. Du ciel, l’ennemi n’est qu’une silhouette, blanche et luminescente la nuit. Ici le rapport de force est asymétrique, outrageusement déséquilibré. La seule chose que les pilotes craignent, c’est la bavure, l’erreur d’appréciation qui conduirait au tribunal militaire. Grégoire Chamayou l’exprime clairement dans son ouvrage Théorie du drone : « [cette technologie] est l’instrument d’une violence à distance où l’on peut voir sans être vu, toucher sans être touché, ôter des vies sans jamais risquer la sienne ». Quand on pense que jusqu’à la fin du 19e siècle, les armées européennes habillaient leurs soldats d’un rouge fier et flamboyant !
Ces frappes donc, si élégamment nommées « chirurgicales », souvent réalisées dans le cadre de missions préventives, conduisent inéluctablement à des erreurs et révèlent le paradoxe suivant : plus les pilotes voient, plus ils risquent de se tromper. A cet égard, on se souvient de ces deux journalistes tués par erreur par l’armée américaine parce que les soldats avaient confondu leur pied de caméra avec un AK47 ou assimilé. L’erreur fut sans appel.
Cependant la question géopolitique est maintenue hors-champ. Ce qu’interroge véritablement Il n’y aura plus de nuit est la question du regard et du voir. Le dispositif est aussi simple qu’efficace : sur des images provenant uniquement d’enregistrements effectués lors de missions (glanées sur des sites grand public tel que YouTube), est apposée une voix off sobre et distanciée qui questionne la nature même de ces images. Si l’écueil de la voix off est souvent de prendre trop de place et d’être trop directive, il n’en est rien ici. Bien au contraire et fort heureusement, Nathalie Richard nous tient la main, sans ça nous resterions sans doute collés au stade de la sidération.
Ces images, pour mieux les comprendre, la réalisatrice les a également soumises à un pilote de l’armée française dont elle restitue fidèlement les mots. Ainsi est mis en lumière le fossé qui sépare l’œil militaire de l’œil profane. Le regard est une construction idéologique, culturelle, professionnelle et devant une même image, soldat et cinéaste ne voient pas du tout la même chose !
À ces deux regards, il faut bien sûr en ajouter un troisième, le nôtre, celui du spectateur. Si le film témoigne de l’insatiabilité de l’œil du pilote qui semble n’en voir jamais assez, le spectateur est lui aussi renvoyé à sa pulsion scopique et au pouvoir de fascination qu’exercent ces images.
Ce fantasme de tout voir, que rien ne nous échappe au nom de la vérité, au nom de la justice ou de la sécurité, est évidemment un leurre. Le plus important est toujours : qui regarde ? Qui peut voir ? Et lorsque qu’aucun contre-champ n’existe, on peut être à peu près sûr que le danger n’est pas loin (Loi sécurité globale ?).
De la même manière que les flammes de l’enfer brûlent sans éclairer, ces caméras suppriment la nuit sans nous permettre d’y voir clair.