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Dans les replis obscurs des Montagnes des Damnés, au cœur de l'Albanie près de la frontière du Kosovo, se terrent quelques hameaux lointains aux maisons éparses. Les hommes y sont rudes et rocailleux à l'instar du sol sur lequel ils travaillent, loin de l'agitation du monde moderne et de ses considérations. Des villages presque suspendus hors du temps. Les lois albanaises n'arrivent pas jusque là. Seul le kanum, le droit coutumier séculaire, régit les alliances, les conflits, la vie, la mort des habitants. Œil pour œil, dent pour dent… Sauf si tu es une femme : peut-être alors ne vaux-tu même pas le prix de tes dents. Ici on n'endort pas les demoiselles avec des contes de fées, inutile qu'elles attendent le prince charmant. Ici personne, ni rien, ne les délivrera, si ce n'est la balle de fusil que chaque père offre à celui qui épouse sa fille. Une balle pour que le futur mari puisse abattre, sans représailles, son épouse si elle lui désobéit.
Pourtant que la montagne est belle ! Au début on ne sait rien de tout ce contexte : simples spectateurs émerveillés par la beauté incroyable de cette nature qui s'étend sous nos yeux. Observateurs innocents de ces gens rêches qui vaquent à leurs occupations, ceux qui arrivent, celui qui s'embarque, que la caméra va suivre désormais : Mark. Un taiseux, un gringalet avare en sourires. Pas plus qu'on ne sait vraiment de quel pays il part, on ne sait dans lequel il arrive. Est-ce un autre, est-ce le même ? Le voici dans un lieu aux antipodes de son point de départ, une ville grouillante qui semble engloutir indifféremment femmes et hommes. S'il est impressionné, notre gars reste de marbre ; il observe, impavide. Étrange silhouette qui s'enfonce dans la ville, fluette et dérisoire.
Puis le voilà parvenu devant une porte d'appartement. Il frappe. On lui ouvre. Hésitation, étonnement, malaise… On le toise… Tant de sentiments contradictoires semblent se bousculer. Puis Lila, sa sœur d'adoption et son époux, acceptent de l'accueillir. Seule Jonida, leur fille, se montre peu aimable envers cet oncle tombé du ciel qui commence par lui piquer sa chambre. L'adolescente qui vient de découvrir ce que c'est que d'avoir des seins qui poussent est très désorientée par cet être androgyne qui a le comportement d'un mâle sans en avoir la carrure, ni la lourdeur…
C'est un premier film vraiment intrigant, qui ne cède à aucune facilité, exigeant, précis, anticonformiste. Laura Bispuri, partant d'une histoire toute simple, la transcende, dévide des multitudes de pistes subtiles, passionnantes. Par couches successives, les épaisseurs de tissu tombent, jusqu'à aboutir à une mise à nu intégrale et touchante de son personnage principal. Vous l'aurez peut-être deviné, l'enfance de Mark fut celle d'une jeune fille éprise de liberté, rêvant d'avoir les mêmes droits que les garçons : arpenter les bois, porter une arme, être considérée comme eux… Droits chèrement acquis au prix de sa féminité, de sa sexualité, en devenant une de ces rares « Vierges sous serment », statut curieusement accepté dans cette société patriarcale. En naviguant d'une époque à une autre de son existence, on assiste à sa mue touchante, complexe… Et c'est paradoxalement en observant la déconstruction progressive de cette vierge sous serment qu'on va peu à peu comprendre comment elle s'est construite.