CANNES 2017: COMPÉTITION
Double fugue
Wonderstruck est tiré du roman publié en 2012 chez Bayard Jeunesse sous le titre Black Out, dont l’auteur, Brian Selznick, a inspiré à Martin Scorsese Hugo Cabret (2013). Constitué de deux intrigues en écho qui se déroulent en 1927 et dans les années 1970, le film qu’en a tiré Todd Haynes, prix de la meilleure contribution artistique pour Velvet Goldmine à Cannes en 1998, réunit dans un double rôle l’actrice fétiche du réalisateur, Julianne Moore, prix d’interprétation pour Maps to the Stars de David Cronenberg en 2014, et Michelle Williams, citée à l’Oscar du meilleur second rôle féminin pour Manchester by the Sea. Face à ces comédiennes, trois enfants: Oakes Fegley, vu dans le rôle principal de Peter et Elliot le dragon (2016) de David Lowery, Jaden Michael, à l’affiche de Paterson de Jim Jarmusch, en compétition à Cannes l’an dernier, et Millicent Simmonds dont c’est la première apparition à l’écran. La photo est signée par Edward Lachman, déjà nommé à deux reprises à l’Oscar pour sa collaboration avec Todd Haynes: en 2003 grâce à Loin du paradis et en 2016 avec Carol. Sa sortie aux États-Unis est prévue à l’automne sous la houlette d’Amazon Studios et Roadside Attractions.
Fugue : n.f. I. Composition musicale caractérisée par une entrée successive des voix, un thème répété ou suivi de ses imitations, qui forme plusieurs parties qui semblent « se fuir et se poursuivre l'une l'autre » (Rousseau). II. Action de s'enfuir momentanément du lieu où l'on vit habituellement. Escapade.
Il est évidemment peu probable que ni Todd Haynes ni Brian Selznick se soient plongés dans le Nouveau Petit Robert de la langue française au moment de mettre en œuvre ce délicat autant que somptueux Musée des merveilles. De fait, si l'analogie avec la forme d'écriture musicale tombe presque sous le sens tellement elle colle avec le film, on a bien vérifié : pas plus dans la langue de Shakespeare que dans celle de Dylan, la fugue ne signifie une fuite ou une escapade. Mais flûte ! On conviendra qu'il y a des concordances troublantes. Car enfin, Le Musée des merveilles nous entraîne bel et bien sur les pas de deux enfants fugueurs dont les routes, à 50 ans d'écart, vont se chevaucher, s'entrecroiser, dessiner les deux motifs d'un même voyage et qui semblent, effectivement, « se fuir et se poursuivre » l'un l'autre. Deux gamins, deux fugitifs en apparence aussi dissemblables que possible, presque les deux héros de deux films mais tous deux inextricablement liés par un destin commun, par la même ivresse de liberté au fil de leur découverte d'un toujours plus vaste monde. Et tous deux, pareillement handicapés, accidentellement ou depuis toujours totalement insensibles aux bruits et à la rumeur du monde, le dévorent du regard pour ne pas rester isolés dans leur surdité.
1927, New Jersey : Rose vit dans le silence avec un père à peine présent dans une trop grande maison de maître et se languit de sa mère absente – célèbre actrice du cinéma muet sur laquelle elle collectionne les articles de presse. Elle abandonne ses cours assez barbants de langage des signes pour filer à l'anglaise, déterminée à retrouver son héroïne qui joue au théâtre à New York.
1977, Minnesota : Ben vient de perdre sa mère et vit chez sa tante, à un jet de pierre de ce qui fut sa maison. Il s'y réfugie aussi souvent que possible, à la recherche d'indices sur l'identité d'un père qu'il n'a pas connu – et y est, un soir frappé par la foudre. Devenu sourd, il s'échappe de l'hôpital, déterminé à retrouver son paternel à New York.
Pour découvrir New York en 1927 et raconter la quête de Rose, pour arpenter New York en 1977 et suivre celle de Ben, le film emprunte malicieusement la forme des films des deux époques. De façon très crédible mais sans que jamais l'exercice de style vire à l'académisme ni à la reconstitution embarrassante, Todd Haynes fait se répondre les époques avec légèreté, passe subtilement de l'évocation urbaine en noir et blanc et muette pour l'une, à la ville colorée, poussiéreuse et assourdissante du cinéma 70's pour l'autre, au gré des rencontres, des bonheurs et des déboires des enfants.
Mine de rien, on est là dans un cinéma intemporel, à des années-lumières des effets de mode et des sacrifices à l'air cynique du temps. Tout en retenue et en délicatesse, Todd Haynes nous offre au contraire un Musée des merveilles d'une douceur exquise – très drôle également – et réussit le tour de force de raconter la trajectoire des deux gamins sans que jamais leur handicap, pourtant le sujet central, ne soit utilisé comme un ressort tire-larmes. L'émerveillement du titre est le leur. Émerveillement des découvertes et des rencontres qu'ils font, mais aussi, surtout, devant leur propre capacité à prendre leur vie à bras le corps. D'une élégance un de ces grands films qui vous parsèment d'étoiles les yeux.