Le premier plan saisit par sa beauté épurée. Un profil. Un grain de peau. Une énigme. Sans effet superflu, on est immédiatement happé. Nous voilà en immersion totale avec Marguerite et ses méandres. C’est passionnant. Emmanuel Finkiel s'est emparé de La Douleur et nous offre un récit et un personnage extraordinairement vivants, complexes, ancrés dans leur époque. Il met Marguerite en lumière sans angélisme, ne cachant ni sa fascination ni ses agacements face à cette femme qu’il nous livre sans fard, avant qu’elle soit devenue un monument de la littérature. Inutile d’avoir lu Duras pour être transporté. On peut même être complètement hermétique à son œuvre et se laisser emporter : on a au moins un exemple parmi nous…
1944 à Paris. Nous sommes dans cette période charnière de l’Histoire de France où on ne sait pas vers quoi elle va basculer. Dans le Paris occupé par les Allemands, chacun avance précautionneusement, tel un funambule, avec la peur au ventre. Malgré les rires et les flonflons des luxueux troquets où les collabos s’affichent avec les nazis, on sent que tous tentent de noyer la frousse qui les gagne dans le fond de leur verre, de leur panse, dans une voracité débridée alors que la majeure partie du pays est affamée. Ambiance trouble qui voit se côtoyer ceux qui ont fait de l’ennemi leur ami, ceux qui ont tout bonnement obéi et ceux qui résistent clandestinement. Avant d’être arrêté par la Gestapo, Robert Antelme, le mari de Marguerite, faisait comme elle partie des résistants. Désormais elle l’attend. Une attente qui est comme un gouffre de douleur, chaque jour plus profond. Ce n’est pas une attente inactive : Marguerite continue de participer au groupe de résistance sous couvert de son travail au Comité d’Organisation du Livre, créé par le régime de Vichy. Elle se lamente sur sa solitude, mais la main de son collègue Dionys (troublant Benjamin Biolay) qui se pose sur son cou laisse entrevoir avec pudeur une vérité plus composite.
Il y a quelque chose d'insaisissable dans cette femme, Duras, qui nous fait partager son intimité. Dans sa manière de réécrire en permanence son récit tout en affirmant ne pas l’avoir retouché mais en laissant sciemment traîner des indices qui prouvent l’inverse. Toutes ces contradictions qui la traversent la rendent terriblement humaine, nous ramènent aux nôtres. Marguerite ne sait pas faire dans la mesure. Tantôt tourbillon, vibrante, séductrice, menteuse… Tantôt calme plat, froide, distante, trop lucide. Et Mélanie Thierry (qui l’interprète) excelle dans ce yoyo perpétuel des sentiments : splendide, agaçante, touchante, capable de faire tourner la tête à n’importe qui. Alors, quand Marguerite croise Rabier, l’agent qui a arrêté son mari, elle use de ses artifices pour qu’il consente à l’aider. Mais, tout subjugué par l’écrivaine, tout passionné de littérature soit-il, Rabier n’en reste pas moins un homme dangereux. S’engage entre eux une sorte de jeu sournois. Rabier multiplie les rendez-vous improbables, Marguerite les redoute et les espère. Tous deux duels et ambigus dans cet affrontement cruel et excitant qui les pousse l’un vers l’autre. On frémit pour Marguerite que l’on découvre fragile sous ses certitudes affichées. On s’étonne d’être touché par ce salaud de Rabier – Benoît Magimel est grandiose dans le rôle, aussi émouvant que dégueulasse et quelques répliques qui n’étaient pas chez Duras rajoutent en subtilité. Sans être une victime, il est aussi un homme bafoué par les classes sociales supérieures.
Mais le plus criant devient le silence de l’état face à toutes ces femmes qui attendent, l’extrême violence du pouvoir, de tous les pouvoirs. Marguerite, de personnage central, devient un petit point flouté, un fragment perdu dans cette humanité vacillante qui évite d’affronter son reflet dans le miroir. Un film magnifique, contemporain, accessible : clin d’œil aux enseignants de français ou d’histoire que nous encourageons à nous solliciter pour des séances scolaires à volonté.