Attention chef-d'œuvre, du grand cinéma
Comrades, deuxième et ultime œuvre de Douglas (mort d'un cancer en 1991, à 57 ans), restée inexplicablement inédite en France, tout juste diffusée à sa sortie dans un cinéma du West End, pendant six malheureuses semaines. Pourtant Comrades est une fresque historique, sociale, politique d'une originalité, d'une audace sidérantes.
Bill Douglas mêle la Grande Histoire, ici celle de l'Angleterre rurale qui subit les contrecoups de la Révolution industrielle, et l'intime. Se croisent les histoires de lutte, d'amour, de famille. Inspiré de l'histoire réelle connue comme celle des « martyrs de Tolpuddle », Comrades nous fait découvrir dans les années 1830 la petite communauté de Tolpuddle, dans le Dorset, région douce et côtière du Sud de l'Angleterre. Une communauté de paysans/artisans qui tentent de survivre, une communauté qui semble unie malgré la dureté des temps, malgré la pauvreté de ses membres. Mais il semble bien que quelque chose est en train de changer. Dans cette Angleterre précapitaliste, le propriétaire de plus en plus cupide diminue chaque semaine les gages, alors que les employés agricoles sont déjà à la limite de la survie. Et ce avec la bénédiction du pasteur anglican qui incite à la soumission. Face à cette oppression, les paysans se réunissent peu à peu autour d'un pasteur méthodiste, George Loveless, pour créer en secret la Société Amicale des Laboureurs. On ne parle pas encore de syndicalisme (alors qu'il est pourtant déjà autorisé par la loi) et leur démarche pourtant pacifique les conduira à la déportation en Australie…
Comrades est une ode magnifique à ces travailleurs pour lesquels on ressent une immédiate empathie, d'autant que Bill Douglas n'a délibérément choisi aucun acteur réellement connu, préférant des vraies gueules authentiques comme on les aime dans le cinéma anglais. Douglas décrit parfaitement, sans excès, sans pathos, la souffrance de ces familles qui n'osent même plus penser à faire des enfants, de peur d'être incapables de les nourrir. Mais il sait montrer aussi leur force de vie, autant dans leur maisonnée qu'au cœur de la communauté, solidaire envers et contre tout. Il filme admirablement les gestes des travaux des champs, certains plans magnifiques évoquent les tableaux de Millet. Mais au lieu de se laisser aller à un simple naturalisme, la mise en scène sublime l'âpre situation. Un montreur de machines lumineuses qui fait le tour des villages est le fil directeur et le narrateur du film, géniale trouvaille qui permet au réalisateur de réutiliser son extraordinaire collection d'objets pré-cinématographiques.
Le film passe des paysages doux et vallonnées du Dorset, avec son village de maisons de chaume et ses allées boueuses, aux déserts arides de l'Australie (Nouvelle-Galles du Sud), avec cette scène géniale où, au milieu de nulle part, les forçats révoltés démontent a coup de haches l'unique cabane où leur contremaître tortionnaire s'abrite du soleil…
Et alors que les trois heures – que l'on ne sent pas passer – s'achèvent, on assiste à l'émergence d'une conscience politique de classe, avec un récit qui marquera plus qu'il n'y paraît l'histoire sociale de l'Angleterre.