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Les visages de Wiseman
Alors que les chaînes d'info font leur choux gras d'une des campagnes présidentielles les plus puantes que les Etats-Unis aient connues – avec son clown peroxydé, outrancier, raciste et misogyne en meneur de revue –, le grand Frederick Wiseman nous donne une magnifique lettre d'amour à ce pays de contrastes. Et ça fait un bien fou. Malgré Donald Trump, malgré les flics pères la bavure, malgré les armes en vente libre qui tuent quotidiennement, on n'a qu'une envie à la fin de In Jackson Heights : rejoindre la grosse pomme et plus particulièrement ce petit quartier new yorkais qui nous réconcilie avec l'Amérique qu'on aime. In Jackson Heights c'est, en trois petites heures qui ne doivent pas vous effrayer parce qu'elles passent comme un charme, la plongée au cœur de la vie de ce quartier niché dans le Queens, un peu à l'écart de l'effervescence économique et mondaine de Manhattan, quelque part de l'autre côté de l'East River.
Frederick Wiseman est le roi de l'immersion documentaire, toujours sans commentaire, presque toujours sans interview, juste sa caméra qui pénètre au cœur des situations et des conversations, qui se fait discrète voire invisible. Wiseman a filmé avec une empathie communicative les lieux ou les institutions les plus divers : des asiles, les coulisses de l'Opéra de Paris, la National Gallery, une salle de boxe, l'université de Berkeley… Il a aussi filmé des communautés tout entières, avec un regard parfois acide comme dans Aspen, portrait de la célèbre station de ski du Colorado, paradis de la jet set, ou un regard plus tendre comme c'est le cas ici.
Jackson Heights est un exemple étonnant du vivre ensemble : pas moins de 167 nationalités s'y côtoient, avec régulièrement de nouveaux arrivants. Et le choix de Wiseman de débuter le film sur des images de jeunes Musulmans au sein d'une école coranique n'est pas innocent, dans un pays où le spectre du 11 Septembre a généré une intense paranoïa islamophobe… Jackson Heights est aujourd'hui devenu un quartier majoritairement latino, avec de fortes communautés colombiennes et portoricaines, auprès desquelles vivent des minorités pakistanaises, tibétaines… sans parler des descendants des premiers immigrants italiens ou irlandais, comme son chaleureux maire Daniel Dromm. À cela s'ajoute une spécificité : Jackson Heights, pourtant bien loin des célèbres quartiers gays de Chelsea ou Hell's Kitchen, fut un des premiers quartiers à avoir sa parade LGBT, sous l'impulsion justement de Daniel Dromm, un des premiers à faire une place aux transsexuels, la plupart hispanophones.
Le montage virtuose et malicieux de Frederick Wiseman montre avec jubilation cette diversité : des petites grands-mères WASP parlent des cimetières oubliés devant un thé et peu après c'est au tour des transgenres d'évoquer l'indifférence policière face à l'homophobie, avant de retrouver quelques survivants de la Shoah au fond d'une synagogue. Cette balade a un charme fou, elle pourrait être quelque peu anecdotique si Wiseman ne mettait pas évidence, comme un fil directeur, les dangers qui pèsent sur cette harmonie fragile, notamment la spéculation immobilière qui menace d'exproprier des petits commerçants installés là depuis plusieurs décennies au profit de grandes enseignes plus lucratives. Face à cette gentrification rampante, on voit émerger une tentative de résistance, la construction d'une démocratie locale en action. Wiseman réussit ainsi plusieurs paris : nous faire découvrir un petit bout d'Amérique fier de sa diversité et respectueux de ses différences, nous alerter sur ce qui peut le menacer – en premier lieu la course aux profits – et enfin nous montrer comment la démocratie peut prendre des chemins de traverse, bien loin de la politique-spectacle des Trump, Clinton et consorts.