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CANNES 2016 - COMPÉTITION
Grand prix du jury à Cannes pour L’humanité en 1999 puis Flandres en 2006,Bruno Dumont s’est fait remarquer dès La Vie de Jésus , Caméra d’or en 1997. Adepte d’un cinéma radical qui passe par une certaine spiritualité et le refus de faire appel à des acteurs professionnels, Dumont rejoint en cela Robert Bresson. Première entorse à ce dogme, lorsqu’il engage Juliette Binoche pour jouer le rôle-titre de Camille Claudel 1915 (2013),que l’on retrouve dans Ma Loute, aux côtés de Fabrice Luchini et Valeria Bruni Tedeschi, une comédie policière baroque située en 1910, dans la continuité de la minisérie P’tit Quinquin (2014), qui mêle comédiens de renom et interprètes nordistes inconnus. Ma Loute fait dire à ses producteurs, Jean Bréhat, Rachid Bouchareb et Muriel Merlin, que “le film reste relativement peu cher par rapport au casting, à la reconstitution historique et aux effets spéciaux numériques”, l’équipe étant confrontée à un impondérable, “le tournage d’une partie des séquences se faisant dans un endroit assujetti aux marées”.
À perdre le nord
C'est l'apothéose de la transformation d'un cinéaste que l'on savait magnifiquement inspiré mais que d'aucuns trouvaient plombant (Fabrice Luchini, qui a pas mal hésité avant d'accepter de tourner dans Ma Loute, le désignait d'ailleurs comme « un Rohmer austère, ou un Truffaut qui ne voulait pas faire d'entrées ! »). Bruno Dumont, dont le cinéma n'invite pas à la rigolade, est devenu le roi de la comédie policière déglinguée depuis P'tit Quinquin, mini série pour Arte où des sales gosses, sorte de Club des Cinq ch'ti et trash, suivaient l'enquête maladroite de flics d'opérette sur des crimes commis entre les blockhaus de la Côte d'Opale. Ma Loute creuse ce sillon en l'amplifiant, en lui donnant une dimension dantesque : c'est à la fois tordant et terrifiant.
Nous sommes en 1910 dans la baie de Slack, quelque part entre Boulogne sur Mer et Calais, lieu de villégiature estivale pour les bourgeois de la métropole lilloise qui viennent profiter des bains de mer et des falaises offrant une vue imprenable sur les côtes britanniques, 40 km en face. Les Van Peteghem font partie de ces envahisseurs privilégiés. André (Luchini), industriel pompeux qui se pique de son bon goût pour l'architecture et les automobiles, vient là accompagné de son épouse, la fragile Isabelle (Valeria Bruni Tedeschi), de leur deux filles et de leur neveu Billie. Complèteront bientôt le tableau des bourgeois en vacances le frère de Madame, Christian, et la sœur de Monsieur, Aude.
Mais le séjour va être perturbé par de mystérieuses disparitions en série de touristes, sur lesquelles enquête un duo de limiers aussi gauches qu'imbéciles, l'éléphantesque inspecteur Machin et son maigre adjoint Malfoy, les Laurel et Hardy de la police locale. Se pourrait-il que les Beaufort, famille de pêcheurs de moules de la baie – qui, idée surréaliste, font aussi office de porteurs pour les estivants qui ne veulent pas se mouiller les pieds –, aient quelque chose à se reprocher ? La relation naissante entre Ma Loute, le fils des pêcheurs, et Billie Van Peteghem, qui s'habille en fille dès qu'il (elle ?) en a l'occasion et qui dégage un charme pour le moins troublant, a-t-elle un lien quelconque avec l'affaire ? On n'en dira pas plus tant le scénario réserve quelques surprises… que l'on qualifierait pudiquement de perturbantes…
Car Bruno reste Dumont et il ne faut évidemment pas vous attendre à une plaisante comédie familiale. Comme annoncé plus haut, Ma Loute est à la fois hilarant, jouant à fond le jeu du comique grotesque et dévastateur – on saluera ici la performance histrionesque des trois « vedettes » à qui Dumont fait subir un traitement de choc – et terrible, d'un pessimisme célinien. D'un côté la nullité vaniteuse de la bourgeoisie dégénérée, de l'autre la misère bornée des prolétaires. Ma Loute, c'est donc le mélange détonant de la caricature burlesque, de la comédie policière à la Gustave le Rouge, le créateur de Chéri Bibi, des brûlots antibourgeois d'un Octave Mirbeau (Journal d'une femme de chambre) ou d'un Georges Darien (Le Voleur) et de la cruauté visionnaire des maîtres de la peinture flamande comme Bosch et Brueghel. Ce qui nous amène tout naturellement à signaler la beauté renversante des images composées par Bruno Dumont et son chef opérateur Guillaume Deffontaines, qui nous offrent des plans magnifiques des paysages du Nord, lumière irréelle, couleurs pastels, horizon bas…