...Il n'y a pas d'Est ou d'Ouest. Il y a juste un globe
The Music of Strangers est un documentaire formidable, un vrai remède à la morosité et au repli sur soi. Entrainant, joyeux, spirituel, philosophique, profondément (géo)politique. Un film qui fait naître des pensées solaires, des envies de solidarité, une force renouvelée pour soulever des montagnes. Dans le fond, ce n'est pas étonnant que les artistes soient parmi les premières cibles des dictatures. Pensez comme ils sont dangereux : quelques notes bien senties et voilà toute une armée qui a envie de se trémousser au lieu de marcher au pas !
Dès les premières images, Yo-Yo Ma, taquin, donne le ton. On découvre l'homme qui se cache derrière le virtuose : l'œil pétillant, curieux de tout, attentif aux autres. Un grand bonhomme qui n'a pas besoin de s'en vanter, qui fuit les compliments et cache sa gêne sous une bonne dose d'humour afin de garder les pieds sur terre. On survole pudiquement son enfance, on devine un peu de son intimité, on comprend surtout sa quête de sens… Puis, la minute suivante, on est embarqué avec le plus grand bonheur dans une traversée virevoltante, bigarrée : celle des routes de la soie, en anglais « Silk Road ». D'où le « Silk Road Ensemble » : projet ambitieux, initié par Yo-Yo Ma, qui voit le jour en l'an 2000. Cinquante musiciens d'excellence, venus de pays longeant les voies jadis empruntées par le précieux tissu, commencent à répéter ensemble, mêlant leurs traditions, leurs pratiques instrumentales, leurs voix, leurs idées. Dix jours d'atelier pour aboutir à un premier concert. Les instruments classiques (violoncelle, clarinette…) s'allient à la pipa, au kamancheh, à la gaïta (que vous allez découvrir, si vous ne les connaissez pas)… Mariage improbable mais parfaitement réussi qui donnera l'envie à tout ce petit monde de continuer cette surprenante aventure.
Treize ans après, les voilà devant un palais de rêve en Turquie en train de galvaniser un groupe de passants ravis. Et ce n'est que le début de ce qui est non seulement un très beau voyage musical pêchu, mais également une formidable manière de revisiter notre époque, son histoire contemporaine. Le parcours singulier de cette poignée de musiciens cosmopolites nous entraîne vers un cheminement universel. La caméra s'attache à eux, les regarde, les écoute, attentive, parfois émue. Entre Kaylan Kalhor, l'Iranien obligé de fuir son pays, Wu Man, la Chinoise rescapée de la révolution culturelle, Kinan Azmeh, le Syrien exilé qui souffre de voir son pays en guerre, Cristina Pato, la Galicienne débordante d'énergie et de joie communicatives… on retrouve, en toute simplicité, les mêmes questionnements.
Ces artistes qui transcendent leur art semblent soudain fragiles jusqu'à se demander à quoi ils servent. Qu'apporte la musique à ce monde ? Eux-même, que lui apportent-ils ? Et toujours revient la notion de foyer, d'appartenance, de racines… Mais qui pourrait mieux parler d'enracinement que ceux qui ont été déracinés ? Ils ont flirté, parfois malgré eux, avec la dissidence et elle s'est ancrée en eux. Peut-être n'était-il pas dans leur nature de suivre les voies toutes tracées. Tous, comme Yo-Yo Ma, ont fait ce pas de côté salutaire qui les conduit toujours plus loin, qui les relie au-delà des mots. Mus par la même passion, goulus de liberté, ces chercheurs perpétuels partent explorer de nouvelles manières de penser, de communiquer, rêvant d'une sorte de langage universel qui briserait toutes les barrières. « Il n'y a pas d'Est ou d'Ouest. Il y a juste un globe. »