Le bûcher des vanités
Inclassable ! Dès qu'on essaie de l'enfermer dans une case, ce film rebondit tout comme son personnage principal. Drôle et cynique sont les premiers mots qui viennent instantanément, mais ils restent bien insuffisants. Les réalisateurs n'ont visiblement aucune envie de brosser leurs spectateurs dans le sens du poil et c'est parfaitement réjouissant : c'est donc avec un plaisir sans partage qu'on se laisse embarquer dans leur univers déboussolant.
Première mise en bouche amusée et grotesque : Daniel Mantovani se voit attribuer en grande pompe l'inestimable Prix Nobel de Littérature. Les spectateurs semblent écrasés par l'ambiance d'un somptueux théâtre paré de rouge profond, d'ors vieillissants et de vert antique. Devant la prestigieuse assemblée, notre homme se lance dans un discours désabusé, provocateur, suite auquel une ombre passe sur l'assistance qui n'applaudira pas spontanément. Sous son diadème, la reine darde un regard réprobateur tandis que les yeux des hommes en queue de pie et autres uniformes semblent curieusement éteints. On ressort de l'épreuve en ayant oscillé avec le personnage principal entre rêve et réalité cauchemardesque, hésitant avec lui entre larmes ironiques, rires sardoniques, humilité narcissique : chahutés par des idées et des sentiments incompatibles.
Puis nous voilà cinq ans après. Le doute n'est plus possible. Daniel Mantovani est bien le premier et le seul écrivain argentin à avoir reçu un prix Nobel qui le place, sur le plan de la reconnaissance internationale, au-dessus de l'illustre Jose Luis Borges (allusion ironique au fait que le vénérable jury du Nobel a toujours ignoré cet immense auteur). Une charmante assistante l'aide à répondre, trier les innombrables sollicitations qui pleuvent du monde entier. On s'arrache la présence de celui qui n'a plus rien à prouver et refuse souvent les propositions les plus alléchantes. La tâche n'est pas aisée pour faire entendre raison à ce têtu chronique et blasé.
Mais voilà que dans une brève missive, son passé refait surface. Le maire de Salas, sa petite ville argentine natale, l'invite à une célébration où sa communauté le désignera comme Citoyen d'honneur. L'assistante persifle, elle imagine mal son patron adoré aller se perdre au fin fond d'un pays qu'il a fui et soigneusement évité depuis une trentaine d'année, lui préférant amplement le charme cultivé de l'Europe. Mantovani ironise lui aussi, s'imaginant une cérémonie miteuse à la hauteur d'une consécration insignifiante. Comme à son habitude, il balaie l'idée d'un négligeant revers de main pour, étonnamment, hésiter quelques minutes plus tard. Malgré ses allusions caustiques, son sourire se fait étrangement rêveur.
Voilà donc notre misanthrope qui embarque pour un aller-retour express au bled, vers le pays des bouseux qui ont constitué toutes ces années son fond de commerce. Car il n'est pas un de ses livres qui n'égratigne Salas et ses habitants, se servant d'eux pour brosser le portrait décapant d'une Argentine qu'il n'a pourtant pas vu évoluer. Sur place il va découvrir, à son grand étonnement, que les bouseux lisent parfois et ont de son œuvre des interprétations bien personnelles. Au fil des rencontres et des événements, l'admiration inconditionnelle envers celui qui a fait la renommée de leur coin paumé va peu à peu se transformer en quelque chose de plus confus et de plus sombre et faire vaciller les certitudes de chacun. L'ambiance se tend, l'humanité s'oublie, toujours plus bestiale et sauvage.
Pour l'anecdote, si Daniel Mantovani n'a évidemment jamais existé, les réalisateurs se sont pris au jeu et sont en train de pousser le vice jusqu'à lui inventer une œuvre qu'ils commencent à faire publier. Comme si cette fiction pouvait devenir réalité.