CANNES 2017: UN CERTAIN REGARD
Le silence de la mer
Le réalisateur magyar György Kristóf s’est fait remarquer avec deux courts métrages, Hranice (2009) et Úsvit (2011), avant de se voir convier à participer à l’atelier de la Cinéfondation en 2015. Ce cinéaste hongrois signe là un premier long métrage sous le double signe du burlesque et de l’absurde, dans lequel un père de famille quinquagénaire (qu’incarne Sándor Terhes, vu dans Tender Son: The Frankenstein Project de Kornél Mundruczó, en compétition à Cannes en 2010) s’aventure jusqu’aux confins de la mer Baltique, sous prétexte de trouver un emploi et de réaliser son rêve secret: pêcher un gros poisson. Cette odyssée minimaliste et narquoise en forme de métaphore existentielle est éclairée par le chef opérateur Gergely Pohárnok, dont on a admiré le talent sur Taxidermie de György Pálfi, présenté en 2006 à Un certain regard. Coproduit par les sociétés slovaque Sentimental Film, tchèque Endorfilm et hongroise KMH Film, Out a été acquis pour le territoire français par Arizona Distribution.
Ici commence la mer et on ne sait où elle s'achève… Dans les rêves d'Ágoston, peut-être ? Il ne serait pas difficile d'imaginer ce beau quinquagénaire grisonnant au regard clair dans la peau d'un marin aventurier. Mais il est des pays et des situations d'où on ne sort pas si facilement. Sa vie fut semblable à celle de tant d'autres : travail, famille, patrie… engloutissant ses jours, ne laissant nulle place à ses chimères. Le voilà donc, après des années de ce régime devenu mari normal, père normal, travailleur normal… prêt à devenir un futur retraité normal dans une Slovaquie redevenue normale (du moins indépendante et démocratique). Il en serait ainsi sans l'annonce brutale faite à l'usine par le patron à son personnel anéanti : « Malheureusement je dois renvoyer 40% d'entre vous. Ne paniquez pas. Pour prendre un nouveau départ vous devrez faire preuve de beaucoup d'énergie, de passion et de courage ! » Cynisme ou irréalisme de la part du dirigeant ?
Ágoston encaisse, tout autant abattu que ses collègues, du moins dans un premier temps. Est-ce l'intuition que son univers s'effondre en même temps que sa modeste carrière, ou la dernière phrase du discours qui va mettre le feu aux poudres ? Toujours est-il que notre homme, qui n'a plus rien à perdre, va prendre ces mots au pied de la lettre ! Et si cet incident de parcours devenait synonyme d'un nouvel envol ? Le voilà qui, bravache, décide de trouver du boulot où il y en a, loin de son foyer, en Lettonie, un pays où l'on peut, accessoirement, pêcher de gros poissons, ce qui n'est pas pour lui déplaire. Pourquoi ne pas joindre enfin l'agréable à l'utile ? Lorsqu'il consulte sa femme (incrédule) et sa fille (qui mène sa propre vie) afin d'avoir leurs avis, la première se moque, la seconde s'en moque : ni l'une ni l'autre ne semble lever le petit doigt pour le retenir. Le couple se quitte donc, en se jurant volontiers qu'ils vont se manquer, pariant sur les moyens modernes de communication pour entretenir les liens tissés par tant d'années de tendre cohabitation.
Voilà notre anti-héros parti vers des courses lointaines et un peu folles qui le mènent d'abord sur un port industriel en Lettonie. On le perçoit si frêle, comme écrasé par la grandiloquence des paysages industriels, pris dans la nasse d'un monde qui tourne comme un rouleau compresseur. C'est bel et bien là que démarrent les pérégrinations de ce bon Ágoston. Pas de Chat du Cheshire ni de Reine de Cœur dans ce périple, mais quelques uns des personnages qu'il croise, tels Zeb le lapin empaillé ou une impressionnante pin-up sur-botoxée, valent bien ceux du Pays des Merveilles ! Quant à certains alcools forts, ils semblent parfois faire tout autant d'effet que des fioles magiques ! Autant dire que l'on ne s'ennuie jamais en sa bonne compagnie. Et ce compère sur lequel on n'aurait pas misé une sardine, gagne peu à peu en consistance, en considération… et il n'a pas fini de nous étonner ! Comme si ce petit pas de côté impensable, salutaire, l'amenait progressivement à renaître à lui-même…
C'est croustillant d'humour, de cocasserie et de désillusion. Le tableau brossé d'une Europe de l'Est en pleine déconfiture n'est certes pas glorieux, mais cela reste un magnifique voyage où chaque prise de vue, particulièrement léchée, dévide son pesant d'anecdotes qui ouvrent sur plusieurs niveaux de lecture.
Coup de maître pour un premier film dans lequel György Kristóf parvient à dépeindre avec brio, en quelques plans splendides, une humanité écrasée par les éléments, quand ce n'est pas tout bonnement par elle-même.
Le hasard du calendrier des sorties de films met sur les écrans la même semaine deux films qui abordent un sujet très proche en le traitant d'une manière complètement différente : Out et Crash test Aglaé. À voir tous les deux !