CANNES 2017: SÉANCE HOMMAGE À ANDRÉ TÉCHINÉ
Une affaire de genres
Sélectionné dès la création de la Quinzaine des réalisateurs pour son premier long métrage, Paulina s’en va (1969), André Téchiné a figuré en compétition à six reprises à Cannes, où il a obtenu le prix de la mise en scène en 1985 pour Rendez-vous. Il y a connu son plus grand succès avec Les roseaux sauvages, à Un certain regard en 1994, qui lui a valu le prix Louis-Delluc et quatre César. Il coécrit Nos années folles avec le réalisateur de La prochaine fois je viserai le cœur (2014), Cédric Anger, qui avait déjà été son partenaire sur L’homme qu’on aimait trop, présenté en séance spéciale à Cannes en 2014. Produit par ARP Sélection pour 6,5 M€, son 22e film réunit Céline Salette, prix Romy-Schneider 2013, et Pierre Deladonchamps, César 2014 du meilleur espoir masculin pour L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie. À leurs côtés : Grégoire Leprince-Ringuet, que Téchiné avait révélé dans Les égarés (2003) et qui était présent sur La Croisette l’an dernier afin d’y présenter en séance spéciale sa première réalisation, La forêt de Quinconces, et Michel Fau, nommé aux César 2016 du meilleur second rôle masculin pour Marguerite de Xavier Giannoli. Téchiné y évoque l’histoire vraie d’un déserteur de la Grande Guerre, parvenu à échapper au peloton d’exécution en se faisant passer pour une femme dans le Paris des Années folles. L’hommage cannois rendu au réalisateur sera précédé d’un film de montage retraçant sa carrière, en présence de quelques-uns de ses interprètes et de nombreuses personnalités.
C'est le très beau portrait d'un couple, un homme et une femme emportés par le désir de liberté et le désir tout court qui fuient l'horreur de la guerre et les contraintes d'une société normée. C'est aussi le portrait puissant d'une époque tragique qui vit nombre de valeurs traditionnelles basculer. Une époque succédant à un terrible carnage qui endeuilla chaque village français et dont on dit qu'il précipita le pays dans la « modernité ». Mais quelle modernité ? Cette étrange expression, « les années folles », par laquelle on désigna la décennie qui suivit la Grande Guerre, cachait bien des blessures.
Nos années folles est inspiré de l'histoire bien réelle de Paul et Louise Grappe qui inspira d'ailleurs un essai historique et une splendide BD. Deux jeunes amants à peine entrés dans l'âge adulte que rien ne prédestinait à vivre un destin hors du commun. Louise est couturière et ne vibre que pour le beau Paul qui est mobilisé en 1914, persuadé comme tout le monde que la guerre n'allait durer que quelques semaines et que, dans l'élan patriotique ambiant, le boche serait illico repoussé et l'Alsace et la Lorraine reconquises. Mais dès les premiers combats, Paul est blessé par deux fois, et par deux fois renvoyé à l'horreur de la tranchée. En 1915, il décide, convaincu de l'absurdité de cette boucherie, de déserter, acte passible du peloton d'exécution. Face à l'impensable, le jeune couple va décider l'improbable : dans un premier temps Paul se cache dans une pièce secrète camouflée derrière une armoire ; et puis, l'enfermement devenant insupportable, Paul va se travestir en femme pour sortir régulièrement la nuit dans les rues parisiennes désertes. Mais ce qui n'était pas prévu, c'est que Paul devenu Suzanne se prend au jeu de sa nouvelle identité, allant sur les lieux de rencontres homosexuelles, et se livrant à une prostitution parfois mortifère. L'incroyable de l'histoire s'est poursuivi bien au-delà de la guerre : en 1925, une fois amnistié des faits de désertion, Paul Grappe jouera son propre rôle dans une pièce de théâtre un peu voyeuriste !
Dans Nos années folles, selon nous son plus beau film depuis Les Témoins en 2007, André Téchiné aborde un thème qui lui tient particulièrement à cœur, les ambivalences de l'identité sexuelle. Téchiné sublime ses deux acteurs, remarquables dans la peau de personnages au destin hors norme et parfois violent : Pierre Deladonchamps, fascinant dans sa transformation en femme, donne une performance qu'on peut comparer à celle de Melvil Poupaud dans Laurence anyways de Xavier Dolan, et le compliment n'est pas mince ! Et Céline Sallette est formidable dans son effort désespéré pour faire survivre un amour sans limites. Les couleurs et les lumières du film, magnifiques, font penser aux peintres du lendemain de la Grande Guerre, les Nabis entre autres. Un critique de Télérama faisait très justement remarquer que le film oscillait entre Renoir pour la description des couturières au travail et le Lola Montes de Ophuls dans la théâtralisation du destin de Paul/Suzanne. Là encore les références sont flatteuses.
En quelques scènes très fortes (celle, cruelle, de la pièce de théâtre menée par Michel Fau, celle où Suzanne prostituée se retrouve face à une gueule cassée, trahissant la montée de la violence chez Paul/Suzanne…), Téchiné traduit parfaitement l'ambiguité des années folles où chacun s'enivre jusqu'à l'extrême de la liberté conquise sans pour autant parvenir à oublier le traumatisme de la grande boucherie.