Pendant de longues minutes, on a tout lieu de croire que Kiss & cry, qui nous entraîne dans l'univers de jeunes patineuses de haut niveau pratiquant leur sport dans un club Colmar, est un film documentaire tellement tout ce qu'on voit à l'écran est saisissant de réalisme. Et puis apparaît la splendide actrice russo-française Dinara Droukarova, que nous sommes un certain nombre à vénérer depuis 1990 et le formidable Bouge pas, meurs et ressuscite de Vitali Kanevski, dans lequel elle incarnait une inoubliable gamine de 12 ans. C'est sa présence qui ancre le film dans la fiction. Elle est ici la mère de Sarah, le personnage central du récit : une adolescente déterminée, patineuse assidue qui, après une fâcherie avec son entraîneur alsacien et un an passé à Paris, a décidé de revenir s'entraîner à Colmar. Dans le jargon des compétitions de patinage artistique, « Kiss and cry » désigne ironiquement le banc au bord de la patinoire sur lequel les concurrents attendent pendant de longues minutes, entre tension et souffrance, le verdict des juges. On s'y embrasse et souvent on y pleure…
Le film est une plongée drôle et touchante dans ce monde qu'on connaît peu, celui de la compétition, de la course à l'excellence, de la quête impossible de la perfection du geste. C'est ici le patinage artistique, ce pourrait être la danse, la musique… Un univers fait de grand espoirs et d'autant d'immenses déceptions : tout peut basculer si on se blesse, si on craque ou simplement si on n'arrive pas à être au plus haut, si on perd un tant soit peu de sa motivation, on peut même dire de sa foi. Un univers de passion mais aussi de cruauté. L'entraîneur est un mélange d'exigence, d'attention permanente envers ses protégées mais aussi de dureté qui s'exprime par des piques d'un humour sardonique quand il épingle le relâchement physique des filles dès qu'elles prennent quelques grammes : il est capable de dire crûment à une patineuse défaillante qu'elle ne peut arriver à rien puisqu'elle ressemble à une bonbonne de gaz ou à d'autres qu'elles finiront assistantes de direction… Mais les filles résistent, s'accrochent, prêtes à bien des sacrifices pour atteindre un objectif dont elles savent pourtant que peu d'entre elles l'atteindront, se pliant au rythme effréné des entraînements (trois par jour, le premier à l'aurore, le dernier au crépuscule, à cumuler avec une scolarité « normale »), soutenues par des parents souvent prêts eux aussi à tout donner, en temps et en argent…
À travers ce prisme du sport de haut niveau, Kiss & cry s'avère une formidable chronique de l'adolescence, « l'âge du flou et des injonctions paradoxales, impossibles à concilier » (Claire Castillon). L'âge où l'on est tour à tour passionné et blasé de tout, futile et peu après d'un sentimentalisme absolu, l'âge où l'on veut réussir coûte que coûte mais où les sacrifices deviennent vite insupportables parce qu'on a envie de vivre, d'aimer, de rigoler sans se prendre la tête. Et bien évidemment, les contraintes du patinage artistique de compétition, ça vous prend la tête ! La jeune Sarah Bramms incarne parfaitement ces ambivalences, voulant gagner sur la patinoire tout en déconnant avec ses copines dans les vestiaires, échangeant en toute inconscience des sextos avec des garçons…
Tout ça apparaît à l'écran incroyablement pêchu et réaliste, en partie sans doute parce que, à l'exception de Dinara Droukarova cité plus haut, tous les protagonistes du film incarnent leur propre rôle, rejouent des situations qu'ils ont vécues – Kiss & cry est d'ailleurs le prolongement de Boucle piqué, court métrage documentaire réalisé sur les mêmes personnages. Les jeunes réalisatrices ont parfaitement réussi le passage à la fiction, sublimant le réel avec gourmandise et empathie.