C'est un film d'une puissance extraordinaire, une plongée sépulcrale dans la paysannerie du Forez, cette région austère dont le territoire coïncide en grande partie avec celui du département de la Loire. Sans adieu pourrait être le croisement fascinant entre L'Angelus de Millet et La Terre de Zola à ceci près que Christophe Agou, contrairement à Emile, a su trouver le moyen d'exprimer toute sa tendresse envers ses personnages.
Christophe Agou, photographe reconnu, avait beau s'être installé à New York, terre d'artistes par excellence, il n'avait jamais oublié sa ville natale de Montbrison et ses environs. Régulièrement il est revenu dans la Loire et durant 15 ans, avec opiniâtreté, il a rendu visite à ces paysans pour la plupart très pauvres, pour la plupart très âgés, dont le monde se meurt inexorablement. Mais même si Sans adieu n'ouvre guère de perspectives positives sur l'avenir des petits paysans, ses personnages sont tellement truculents, râleurs, vociférants qu'ils nous embarquent dans leur chaos, qu'ils nous font décoller.
On imagine toujours les vieux campagnards taiseux, pourtant Sans adieu est formidablement, merveilleusement bavard. Le film déborde de figures inoubliables : ce vigneron qui ne se remet pas de la disparition de son frère, ce couple d'éleveurs qui peste légitimement contre l'abattage de son cheptel pour une épidémie improbable qui n'est pas arrivée… Mais il y a surtout l'incroyable Claudette, 75 ans, qui porte littéralement le film. Vivant dans un chaos indescriptible qui ferait s'évanouir les tenants hygiénistes de l'agro-industrie, Claudette se débat dans le dénuement le plus total avec l'administration, entretient des conversations téléphoniques ubuesques avec des employées au demeurant fort patientes avec elle, peste contre ce qu'elle entend dans sa télé grésillante dont même Emmaüs ne voudrait pas, aboie contre ses chiens aussi crados qu'elle et avec qui elle vit en symbiose, et quand elle sort de sa cuisine encombrée, elle va nourrir ses poules qui ont une vieille 4L désossée en guise de poulailler. Usée par des années de labeur, Claudette n'a qu'une aspiration : vendre son exploitation invendable pour enfin profiter de quelques dernières années de repos. Mais comment l'imaginer dans un petit pavillon, loin de ses chiens, de ses poules, de ses forêts ?
« Sans adieu » était l'apostrophe qu'envoyait Claudette à Christophe Agou à chacun de ses départs, histoire de conjurer le sort qui pourrait les séparer définitivement. Malheureusement le réalisateur et son héroïne ont tous les deux disparu, le premier emporté précocement par la maladie, la deuxième ne s'étant probablement jamais remise d'avoir quitté son univers pourtant si dur. Et ce magnifique film constitue ainsi un superbe double testament.