CANNES 2018: COMPÉTITION
La mort de l’amour
“Faire table rase du réel tel qu’on l’entend dans le cinéma français aujourd’hui : l’obsession du quotidien, des faits de société et de la vie telle qu’elle est”, telle est l’ambition affirmée par Yann Gonzalez dans un entretien accordé à Stéphane Delorme pour Les cahiers du cinéma en avril 2013. Devenu entre-temps coprésident de la Société de réalisateurs de films (SRF), le cinéaste se retrouve pour la première fois en compétition à Cannes, où il a déjà présenté par le passé plusieurs courts métrages à la Quinzaine des réalisateurs, ainsi que Les astres Noirs (2009), puis Les rencontres d’après minuit (2013) à la Semaine de la critique. Un couteau dans le cœur s’attache à une productrice de films porno qui décide de financer un film plus traditionnel, dans le but de reconquérir l’amour de sa vie, tandis qu’un tueur en série perturbe le tournage. À l’affiche : Vanessa Paradis, qui confirme son désir d’orienter désormais sa carrière d’actrice vers le cinéma d’auteur, dans la foulée de Maryline de Guillaume Gallienne (de la Comédie-Française), Frost de Sharunas Bartas et Chien de Samuel Benchetrit, et l’actrice américaine Kate Moran, égérie du jeune 7e art français qui tenait déjà le rôle principal de trois courts métrages de Yann Gonzalez, By the Kiss (2006), Entracte (2007), Je vous hais petites filles (2008) et de son premier long. Cette coproduction franco-mexicaine initiée par Charles Gillibert avec Julio Chavezmontes, prix du meilleur scénario cette année à Sundance pour Time Shar de Sebastian Hofmann, la réalisatrice suisse Consuelo Frauenfelder, déjà associée aux Rencontres d’après minuit et à Diamond Island (2016) de Davy Chou, et Arte France Cinéma, sera distribuée par Memento Films dès le 27 juin.
Il y a des films qu’on sent habités par la métamorphose : nous faisant passer de l’état de chenille à celui de papillon, ils préparent l’envol des paupières qui lentement s’extirpent de leur chrysalide. Nos paupières, si lourdes parfois, engluées dans la torpeur d’un corps… Que soudainement la magie d’un film fait fondre comme du beurre, libérant l’iris de sa gelée captive. Voilà que poussent 24 cils par seconde, qui se déploient, avec au bout une trompe : palpant les couleurs, absorbant le nectar, la matière du film, sa sueur, lui qui bouge, se donne tant de mal pour vous séduire, vous faire suivre le mouvement de son échine ondulatoire… Un couteau dans le cœur fait partie de ces œuvres de cinéma sur lesquelles on se jette comme sur une piste de danse effrénée et dont on ressort plein d’une énergie nouvelle. Du collé-serré, on passe au slow des Caraïbes. Qu’importe la peau, le corps, le genre : l’être humain est une boule à facettes qui rayonne dans le mélange.
Paris, été 1979. Anne a le souffle coupé par une simple formule, plus tranchante qu’un couteau : « C’est fini ». Portant à bout de bras son cœur en sang, elle crie de douleur, débordée par les effluves d’alcool et de sentiments. Elle cherche du regard son tueur : l’indétrônable Loïs, la monteuse de ses films avec qui elle a vécu dix années de passion folle. Mais Loïs est comme le roseau qui jamais ne ploie, pas même sous le regard de celle qu’elle aime encore… Mais avec qui elle touchait le fond. Pendant ce temps-là, un mystérieux serial killer masqué trucide un par un les acteurs d’Anne. Vengeance ? Fétichisme ? Toutes les pistes sont ouvertes… Sa sauvagerie déchue se fond tellement dans celle d’Anne qu’on en vient même à se demander si ce ne serait pas elle, le tueur, histoire de gommer un passé devenu synonyme d’un présent brisé… D’autant que la situation, plutôt que de l’accabler, stimule contre toute attente sa créativité : en bonne productrice de porno gays, son prochain scénario sera celui d’une enquête érotique à la Scoubidou sur une série d’homo-cides, librement inspirée du réel…
Au milieu de tout ça, les pulsions circulent sans se préoccuper des embouteillages, des sens uniques et des passages piéton. Car tel est le cinéma de Yann Gonzalez : échapper aux normes pour mieux croquer la vie. Comme emporté par une fusée intérieure qui murmurerait des incantations postmodernes aux étoiles, il bouge sa caméra dans l'espace pour lui faire découvrir de nouvelles planètes. Ici, des corps nus qui s’ébattent, supervisés par l’éternel complice d’Anne : un Nicolas Maury formidable, au sommet de son humour – et nous de notre rire. Là, un immense sanctuaire d’arbres et de silence où un ornithologue séraphique suggère un indice pour l’enquête : quand on perd des plumes, il faut trouver l’oiseau…
Vous l’aurez compris : Un couteau dans le cœur porte en lui l’écosystème d’un poème et pour pouvoir s’y sentir bien, il faut vouloir le comprendre… Le grain de l’image (tournée en 35 mm) est à décrypter du bout du doigt, comme du braille. Les couleurs saturées, en bons phénomènes lumino-magnétiques, ont l’audace des plus grandes aurores boréales. Et pour tous ceux qui trouveraient tout cela « de mauvais genre » (quésaco ?), ceux-là auront non seulement oublié l’humour pêchu qui donne au film la forme d’un sourire de Chat du Cheshire hilare, le traitement de la rupture amoureuse comme un polar brûlant, mais plus encore l’absolue déclaration d’amour de Gonzalez au cinéma queer, giallo et de contrebande, qu’il tente de réhabiliter par le biais de sa vedette : Vanessa Paradis, lolita de la pop française populaire par excellence. Le tout pris dans la frénésie d’une époque crépusculaire, où le jour ne s’était pas encore fait sur le sida, et dont le serial killer n’est probablement que la personnification… C’est merveilleux, et puis c’est tout !