CANNES 2018: HORS COMPÉTITION
En apnée dans l’Apartheid
Retour sur le procès historique où ont été jugés en 1962 et 1963 huit accusés, dont Nelson Mandela. C’est pour rendre justice à ses compagnons que Gilles Porte et Nicolas Champeaux ont écumé quelque 256 heures d’archives sonores. Directeur de la photo sur une trentaine de longs, dont La conquête (2010), Dans les forêts de Sibérie (2015) et L’échange des princesses (2017), Gilles Porte a coréalisé avec Yolande Moreau Quand la mer monte (2004), prix Louis-Delluc et César du meilleur premier film, puis le documentaire Dessine-toi et la série Portraits/ Autoportraits (2010). Envoyé spécial permanent de RFI en Afrique du Sud de 2007 à 2010, le journaliste franco- américain Nicolas Champeaux a signé plusieurs documentaires sonores dont Mandela: l’histoire secrète d’une libération (2010), Mandela et l’image (2013) et Nelson Mandela 1990-1994: les années de transition (2013).
Il y a des hommes qu’on n’oublie pas, des paroles qui résonnent bien au-delà de leur temps. Quand on entend la voix de Mandela, on sait instinctivement qu’elle restera. Son prix Nobel de la paix, ses années d’incarcération, l’Afrique du Sud d’alors, l’apartheid, l’ANC… tout cela, on a l’impression de pas mal connaître… Une certitude qui explose en plein vol dès qu’on pénètre dans l’enceinte du tribunal de Pretoria qui, au terme d’un procès qui dura de novembre 1963 à juin 1964, condamna Nelson Mandela et sept de ses huit co-accusés, dont l’histoire et le bon sens populaire n’auraient jamais dû oublier les noms. Comme eux, nous voilà minuscules et démunis face aux bras menaçants d’une justice partiale qui semble, dès les premiers instants du réquisitoire, avoir déjà tranché leurs cas et bientôt leurs têtes. Les chefs d’inculpation tombent tels d’implacables couperets : destruction, sabotage, attentat, violence contre la nation et ses fonctionnaires, actions menées au prétexte douteux d’émanciper quelques « semi-barbares » colorés du « soi-disant joug de la domination de l’homme blanc ». On serait à peine étonné de voir en arrière-plan le bourreau préparer la potence pour les pendre. Les prévenus eux-mêmes ne donnent pas cher de leur propre peau.
De prime abord personne ne réalise que le gouvernement de l’époque vient de se tirer non pas une, mais deux (!) balles dans le pied. Sa première bourde ? Ne pas respecter ses propres commandements, oublier de séparer les Noirs des Blancs, des Indiens : les coller sur le même banc d’accusation ! Un inédit, tout un symbole ! Seconde erreur magistrale ? Avoir arrêté les membres du MK (la branche armée de l’ANC), c’est par ricochet les sortir de la clandestinité, leur ouvrir une tribune inespérée. Là où le commun des mortels aurait fait profil bas et appelé à la clémence, les accusés, contre l’avis même de leurs avocats, décident de plaider non coupable. Ensemble, déléguant Mandela comme porte-parole, ils retournent la situation, s’attaquent à leurs accusateurs, leur procès devient dès lors celui de l’apartheid. Désormais tout un pays a les yeux rivés sur eux et nous avec. Le récit est de bout en bout palpitant, prenant, bouleversant.
Ce film formidable tient du miracle quand on sait que du célèbre procès de Rivonia, il ne restait que peu de traces accessibles. Il aura fallu plus de cinquante ans et le travail acharné de chercheurs de l’INA pour que les archives sonores soient enfin restaurées. Aucune image : juste des mots, rien que des mots, mais quels mots ! De 1963 à 2018, ils dégagent toujours la même puissance, imposent leur présence, on les écoute le souffle retenu pour ne pas en perdre un seul, on dirait que même les mouches n’osent plus voler.
Ce ne sont pas uniquement deux réalisateurs talentueux qui nous restituent ce pan essentiel de notre histoire, qui restera désormais gravé au plus profond de nos âmes, indélébile… C’est toute une équipe de virtuoses qui mettent leur art de la narration au service d’un même engagement : porter la voix de ces hommes, de ces femmes, de ces familles hors du commun. Se substituant aux images manquantes, les somptueux dessins de Oerd, qu’on croirait tracés au fusain, tantôt narratifs, tantôt abstraits, drapent l’atmosphère d’un noir d’encre intemporel, sans se départir d’une note d’humour salutaire, pendant que la musique d’Aurélien Chouzenoux nous plonge dans une ambiance sonore plus juste que nature. Une symbiose mise en valeur par le travail de la monteuse Alexandra Strauss (celle de I am not your negro…) qui jongle avec maestria entre images d’archives, animation, interviews récentes des avocats, des épouses, des enfants, des trois accusés toujours vivants… Ensemble ils tissent un pont entre les époques, donnent chair aux personnages qui nous deviennent aussitôt familiers. Avec eux, on s’indigne. Avec eux, on frémit, on subit l’humiliation. Avec eux, on se révolte et on envie de lever le point en criant « Amandla ! ».
On a beau savoir qu’on est devant un film documentaire, on le dévore comme une fiction palpitante, il en a d’ailleurs tous les ingrédients. Son intrigue est puissante, on y croise de vrais méchants, de vrais justes et de renversantes histoires d’amour… Un hommage magnifique à ces combattants irréductibles, à Nelson Mandela et les autres dont il est temps de dire les noms : Denis Goldberg (toujours vivant, il intervient dans le film), Ahmed Kathrada (décédé le 28 mars 2017, interviewé et ô combien vivant lors du tournage), Raymond Mhlaba, Govan Mbeki, Andrew Mlangeni (toujours vivant, il intervient dans le film), Elias Motsoaledi et Walter Sisulu.