CANNES 2018: COMPÉTITION
L’amour à mort
Chroniqueur inlassable des mutations de la Chine du troisième millénaire, Jia Zhangke prend cette fois pour prétexte l’histoire d’amour compliquée d’un caïd de la pègre avec une femme qui se sacrifie pour lui avant de surfer sur l’expansion économique en montant un empire du jeu. Croisement de deux destins opposés pour un couple amoureux qui se déroule entre 2001 et 2017 dans un pays en pleine mutation économique et morale. Les éternels est éclairé par le chef opérateur français Éric Gautier, César 1999 pour la photo de Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau et lauréat du prix de la CST en 2004 pour ses contributions à Clean d’Olivier Assayas et Carnets de voyage de Walter Salles. Il a pour interprètes principaux Zhao Tao, épouse et muse du réalisateur, David di Donatello de la meilleure actrice en 2012 pour La petite Venise, et Liao Fan, Ours d’argent du meilleur acteur en 2014 pour Black Coal. Révélé en 1997 par Xiao Wu, artisan pickpocket, Jia Zhangke a obtenu le Lion d’or à Venise pour Still Life en 2006, puis le prix du meilleur scénario pour A Touch of Sin en 2013 à Cannes où il a présidé le jury de la Cinéfondation en 2007 et a reçu le Carrosse d’or en 2015.
Nul doute, Jia Zhang-ke est décidément un des cinéastes majeurs de notre temps. Les Éternels, son huitième long métrage de fiction, en est une preuve – éclatante – supplémentaire. Œuvre subtile, riche par son propos, elle foisonne de références cinématographiques, sociales, dont certaines échapperont à notre culture occidentale, mais qu’importe ! Cette véritable épopée romantique d’un couple de gangsters a tout pour être mythique. Chaque niveau de lecture est aussi excitant que passionnant. Ce n’est qu’un régal supplémentaire d’interpréter les pistes moins évidentes qui échappent à nos oreilles latines, telle la diversité des dialectes employés dans le film. Ils reflètent les multiples visages d’une Chine loin d’être uniforme, ainsi que la distance initiatique parcourue par les protagonistes tout au long de l’intrigue, qui démarre dans le Nord froid et aride, se poursuit dans le Sud-Ouest chaud et humide, pour s’achever dans le lointain Xinjiang (au Nord Ouest). Ce sont ainsi plus de 7700 kilomètres qui défilent sous nos yeux. Les paysages, personnages à part entière, viennent en contrepoint du récit qui procède par étapes entre chaleur humaine et douches froides, grandeur et décadence, humour inénarrable et cynisme décapant.
Mais une des clefs de décryptage réside dans le titre chinois : « Ernü » (fils et filles) de « Jianghu », littéralement « rivières et lacs », n’évoque pas grand chose pour nous, mais fait référence pour les sinologues à un véritable concept séculaire. Le Jianghu désigne, dans la littérature, une société hétéroclite parallèle à celle traditionnelle de la Chine impériale. Il englobait autant les combattants, les chevaliers et moines errants, les artistes… que les bandits, les prostituées et j’en passe… Par extension, tous ceux qui vivent en marge, défient l’ordre dominant, qu’ils soient mal vus ou admirés, dans la plus généreuse des ambivalences. Car, dans le fond, tout est question de point de vue : Robin des bois, les résistants, les mutins… étaient tout autant des criminels, des parias aux yeux des rois, qu’ils étaient des héros aux yeux des miséreux auxquels ils redistribuaient une part de butin, tout comme le font certaines mafias…
Quand Qiao rencontre Bin, elle est une jeune fille sans vague, au regard pétillant et grave. Issue de la classe ouvrière du Xinjiang, elle porte à bout de bras son père mineur pas si vieux mais déjà usé. Bin n’est qu’un petit caïd de la pègre locale, pur fruit de l’incontournable Jianghu. Deux mondes si lointains, si proches. Alliance fulgurante entre la glace et le feu, les eaux dormantes et celles des rivières déchaînées. Seule femme au milieu de tous ces hommes, Qiao sait déjà s’en faire respecter tout en vivant poliment dans l’ombre du sien. C’est un univers rude, aux principes moraux exigeants mais paradoxaux, dans lequel bonté et vengeance, douceur et violence s’entremêlent, inextricables.
D'emblée tout nous fascine. D'emblée on pressent que la vie du jeune couple ne sera pas un long fleuve tranquille. Les éternels, c’est peut-être justement ce qu’ils ne sont pas. Mais ils en sont à cette étape d’une vie où on se tellement vivant et fort qu’on se croirait presque invincible, même face à la mort.
Le temps attends son heure pour nous prouver l’inverse. Qiao et Bin n’auront jamais d’enfants. Ils vivront heureux, un temps, jusqu'à la fusillade. Ce jour-là, Qiao n’écoute que son cœur pour défendre son amoureux, arme au point. Elle le protégera jusque devant le tribunal, jurant son innocence. Cinq ans de taule… Cinq ans à attendre un geste en retour de sa loyauté… À sa sortie, plus rien ne sera pareil, mais rien ne sera comme on le croit. De retournements de situation en coups du sort, il est impossible d’anticiper le scénario, qui compose en filigrane la fresque d’une Chine en plein bouleversement économique et idéologique au début du xxie siècle.
Entre l’intensité de jeu de Zhao Tao (Qiao), actrice fétiche et épouse du réalisateur, celle impeccable de son partenaire Liao Fan, les images somptueuses concoctée par l’impressionnant Éric Gautier (directeur de la photographie), on ressort des Éternels formidablement bousculés et émus. Si seulement nos vies pouvaient être (allusion au titre « international » du film : Ash is purest white) aussi pures que la blancheur des cendres des volcans…