PALME D’OR CANNES 2018
Affreux, sales et… gentils
C’est tout juste un mois après la sortie française de son précédent film, The Third Murder (le 11 avril), que Hirokazu Kore-eda revient en compétition à Cannes (où il a obtenu le prix du jury en 2001 pour Distance et une mention spéciale du jury œcuménique en 2013 pour Tel père, tel fils) avec son nouvel opus. Changement de ton radical puisque le réalisateur japonais, également crédité au générique en tant que scénariste, dialoguiste et monteur, y renoue avec ses thèmes de prédilection à travers la chronique pittoresque d’une tribu de chapardeurs qui recueille en son sein une gamine errante maltraitée par ses parents. Une affaire de famille réunit Kirin Kiki, prix d’interprétation féminine en 1998 au Festival des Trois continents de Nantes pour Still Walking, Lily Franky (Tel père, tel fils), Mayu Matsuoka (couronnée à Tokyo en 2017 pour Katte ni furuetero) et Sakura Andô (Shokuzai).
Si ce n’est un miracle, c’est pour le moins un émerveillement ! D'un film à l’autre, avec les mêmes ingrédients principaux, le délicat Kore-Eda parvient à inventer de nouvelles recettes subtiles et purement délicieuses. Sans se lasser, sans nous lasser, il explore toujours plus intensément ces liens qui nous unissent, se font, se défont… Thématique quasi obsessionnelle sur la filiation, le lignage avec laquelle il parvient à se renouveler, à nous surprendre. Le titre ici nous met fatalement sur la piste, nous sommes bien dans l’univers de prédilection du cinéaste nippon, celui de I wish, Tel père, tel fils, Notre petite sœur, Après la tempête… Une fois de plus nous allons être happés, passionnés par ces choses simples de la vie, ces infimes miracles sans fin qui ne disent pas leur nom mais bousculent les êtres, les animent, aident à ne pas sombrer et à avancer.
Quand on y songe, c’est une chose insensée que de vils libéraux de tous poils essaient de nous faire croire que les pires canailles de notre société sont les pauvres hères qui se débrouillent pour gruger les allocations familiales, les impôts ou ces grands temples de la consommation que sont les grandes surfaces… Le pauvre, le misérable comme dirait Hugo, est par nature suspecté d’être filou malhonnête ou flemmard inemployable. Ces inepties prospèrent chez nous, elles fleurissent visiblement aussi au Japon, ainsi sans doute que partout ailleurs dans le monde… Et bien je serais prête à parier que, mises bout à bout, toutes les petites combines des gens modestes de par le monde ne représentent guère que l’argent de poche de quelques grandes fortunes mondiales, si ce n’est d’une seule !
Alors quitte à être mis au ban de la société, autant ne pas l’être pour rien, surtout quand on n'a guère le choix. Que faire quand l’avenir n’a pas d’horizon ? Si ce n’est essayer de survivre sans s’embarrasser de plus de principes que ceux qui pratiquent éhontément l’exil fiscal à grande échelle. C’est ainsi que, modestement, la famille Shibata tout entière, passée experte dans l’art du système D, fauche, traficote, bricole, grenouille… Sous la houlette d’Osamu, le père, attentif et jovial, chacun de ses membres apprend l’art de la débrouille en faisant parfois preuve d’une remarquable inventivité. L’application des plus jeunes à perfectionner leurs techniques de vol à l’étalage fait plaisir à voir ! À cette école forcée de la vie, chacun devient plus malin qu’un singe. Le soir venu, on se rassemble, on rigole beaucoup, on se dorlote tendrement en partageant le butin modique autour de l’adorable grand-mère (l’extraordinaire actrice Kirin Kiki) qu’on ne laisserait pour rien au monde dans un EHPAD aseptisé, même si on en avait les moyens.
Au milieu des grands immeubles, la minuscule maison hors d’âge des Shibata fait l’effet d’un havre précaire, mais goulûment vivant, où s’entassent heureusement la mère qui cuisine, sa fille qui tapine légèrement, les autres qui rapinent… C’est mal, sans doute, amoral diront certains. Mais est-ce qu’une société richissime qui n’offre que des miettes et aucune perspective aux pauvres qu’elle créée ne l’est pas plus encore ? On a beau condamner, on s’attache progressivement à ces personnages de peu et leurs péchés nous semblent soudains véniels. D'autant plus quand Osamu et son jeune fils Shota ramènent un soir à la maison une toute petite fille, une frêle créature tétanisée par le froid de la nuit, la violence de ses parents qui ne la désiraient pas, alors qu'elle est si craquante ! Et même si on n’a guère les moyens de nourrir une bouche supplémentaire, personne n’a le cœur de la ramener sur le balcon glacial de l’immeuble sinistre qui lui servait de refuge…
L’histoire de ce petit oisillon recueilli, de cette famille hors cadre, devient alors comme une parabole, un conte moderne à la morale cinglante : Kore-Eda cachait de la paille de fer sous son gant de velours…