SEMAINE DE LA CRITIQUE 2017
La servante invisible
Depuis son jeune âge, Rohena Gera lutte contre les disparités et les inégalités de la société indienne. “J’ai grandi avec une nounou qui vivait avec nous, dont j’étais proche, mais en même temps c’était une étrangère. À 18 ans, je suis allée étudier à Stanford en Californie. En rentrant chez moi, j’ai vu avec un regard extérieur les inégalités de notre vie et je ne savais pas quoi faire. Pendant longtemps, je n’ai pas eu d’histoire pour l’exprimer d’une façon ni prêcheuse ni moralisatrice. C’est venu avec la maturité.” Produire le film n’a pas été simple, les subventions pour les nouveaux talents étant à peu près inexistantes. Rohena Gera tenait à tourner à Mumbai, ce qui supposait des coûts élevés. En fin de compte, le financement a été réuni via des fonds privés, Thierry Lenouvel (Ciné-Sud Promotion) arrivant comme coproducteur. Pour le casting, la cinéaste a choisi Tillotama Shome, vue chez Mira Nair. Elle confère à cette jeune veuve servante chez un fils de bourgeois finesse et profondeur. Le tournage s’est déroulé en banlieue de Mumbai et dans un village près de Mahabaleshwar, en montagne. “Je voulais montrer les contrastes entre ces deux mondes et ce que mon personnage laisse derrière lui en venant en ville. La villageoise de la hutte où nous avons tourné a une fille qui travaille à Mumbai et elle m’a dit : ‘Il n’y a pas cet air et cette vie là-bas, mais il faut aller au travail pour se nourrir.’ C’est ce que je veux faire ressentir.”
Au creux de l’hiver, rien de tel qu’un film ensoleillé tout droit venu du pays des saris pour réchauffer nos sens engourdis. Monsieur est une gourmandise, aussi tendrement colorée et épicée qu’un subtil tandori. Ne reniant nullement les codes du cinéma populaire bollywoodien, il en élargit le champ, s’attaque aux carcans de la société indienne contemporaine dans un remarquable équilibre entre compréhension et dénonciation des traditions. Pour sa première fiction, la réalisatrice Rohena Gera s’attaque aux plafonds de verre et aux cages dorées de son pays natal, bousculant les convenances en douceur.
Quand Ratna arrive à Bombay, c’est comme une bouffée d’incognito salutaire pour la villageoise qu'elle a toujours été. Ici son passé ne lui colle plus aux babouches. Non qu’il soit si terrible, mais il est des préjugés ancestraux qui persistent dans son village d’origine où chacun épie les faits et gestes des voisins, surtout ceux des voisines, des filles, des cousines… Impossible d’échapper aux injonctions des parents, à l'obsession du qu’en dira-t-on dans un bled où tout le monde vous a vu grandir. Arriver dans l’immense capitale du Maharashtra procure dès lors une véritable sensation de liberté. Ici une veuve pas trop éplorée (mariage de raison oblige) peut remettre des bijoux sans qu’on l’accuse de trahir son défunt mari, sans passer pour une dévergondée. On devine qu’elles sont nombreuses à être venues à la ville chercher une forme de rédemption, ou tout simplement la possibilité de respirer, l’espoir d’avancer vers un futur plus ouvert. Mais l’anonymat offert par cette grande marée humaine ne résout pas tout. Il y a au moins une chose à laquelle nul n’échappe : sa condition sociale. Pas plus qu’on échappe à son genre.
Mais Ratna est loin d’être une victime soumise. Sous ses dehors dociles se cache une volonté inflexible qui va progressivement attirer l’attention de son nouveau maître, Ashwin. Bel homme languide, il est le fruit d’une classe supérieure qui persistera toujours à mépriser les humbles. Chez ces gens-là, on ne marie pas les torchons avec les serviettes et les domestiques sont constamment renvoyées à leur rang de serpillière, de petit électro-ménager humain interchangeable. Autant dire qu’Ashwin ne prête d'abord pas plus d’attention à sa nouvelle employée qu’aux tapis de son salon. Ils appartiennent à deux mondes opposés, deux planètes faites pour ne jamais se rencontrer, chacune rivée à son orbite, mue par des forces immuables. Chacun-e connait sa place et se garde de la remettre en question.
Ce qui va faire la différence, c’est l'intelligence vive de Ratna. Elle observe, analyse sans disserter, anticipe les demandes et finit par comprendre son patron à demi-mots, mieux que quiconque. Elle perçoit son profond désarroi. La grandiloquence du paraître s’effrite. Bien calfeutré sous l’opulence, elle découvre le microcosme étriqué dans lequel Arshwin évolue à petits pas déjà vieux, du sofa au bureau, de son appartement frigide à sa luxueuse voiture climatisée. Dans le fond lui aussi n’est qu’un rouage, un mâle reproducteur prédestiné à perpétuer la dynastie familiale grâce à un mariage digne de son rang. Son avenir est tout bouché, alors que celui de Ratna est peuplé de tissus chatoyants, de marchés bruyants, de pousses verdoyantes, en un mot d’humanité. Il semble tout soudain qu’elle a tout à rêver, pas grand chose à perdre. Sans mot dire, l’obéissante servante creuse son sillon, avec ténacité, forçant le respect, même celui d’Arshwin, à son corps défendant. L’un et l’autre commencent alors à s’épier, sans jamais oser se frôler… C’est d’un romantisme fou !
Cela pourrait être l’histoire banale d’un amour empêché qui laisserait un souvenir larmoyant et tragique. Mais dans un ordre si bien établi, nul clan n’a besoin de s’interposer entre les amoureux. Pas de poison, pas de poignards, pas de larmes… pas d’autres armes que les mots. Des mots qui enferment mais qui permettent aussi parfois de se libérer…