Et si l’éclat créatif naissait des états intérieurs les plus sombres ? C’est ce qu’il est manifestement arrivé en 2016 à Frank Beauvais – auteur de cet autoportrait entre journal intime et chronique politique – alors qu’il vivait une douloureuse rupture sentimentale. Au départ de son compagnon, Frank Beauvais se retrouve seul dans l’appartement qu’ils occupaient tous les deux, reclus dans un village isolé d’Alsace jusqu’ici synonyme de sérénité et de proximité avec la nature. Sous l’effet du désarroi, les paysages se métamorphosent soudain en visions d’angoisse, la région ne dévoile que ses aspects les plus mornes, entre le conservatisme droitier de ses habitants et la raideur du climat hivernal qui s’installe. Sans emploi, sans permis de conduire, sans commerce de proximité, pas même un distributeur de billets à moins de deux heures de marche, ses contacts humains se réduisent à un déjeuner dominical en compagnie de sa mère et aux courses qu’il effectue au supermarché le plus proche deux fois par mois.Commence alors une singulière traversée du désert : Frank s’enferme et noie sa solitude dans le visionnage compulsif des films en tout genre. Télévision, DVD, streaming, téléchargements sur internet, il voit tout ce qui lui tombe sous la main, des œuvres qu’il a toujours voulu voir aux trouvailles les plus improbables. Classiques muets, films de propagande soviétique, pinku, curiosités des années 70, cinéma underground : tout y passe. Frank se plonge dans le regard des autres pour ne pas avoir à faire à lui-même, bâtit littéralement des murs de films contraignant son espace vital au strict minimum.
C’est de cette expérience qu’il tire ce film construit exclusivement d’extraits de quelque 400 films parmi la masse de ceux qu’il a visionnés dans les six premiers mois de l’année 2016. Franck Beauvais a composé un travail de montage monumental, agençant à un rythme frénétique les images venues frapper sa rétine et qu’il recouvre en voix-off d’un texte absolument bouleversant. Le phrasé placide, la voix posée, Beauvais y décrit avec une lucidité surprenante son étrange état intérieur et sa vision d’un monde qui l’écœure. La France est en état d’urgence, les gouvernants entretiennent la peur, la population se replie sur elle. « Alors je ferme les volets, j’éteins les lumières et je retourne à mon écran, le lieu des obsessions magnifiques où les mirages de la vie se teintent de sublime ».
Faire un portrait intimiste sans en tourner la moindre image : voilà un tour de force qui n’a pourtant rien d’un exercice de style à destination du seul public connaisseur. Des objets, des gestes, des regards : il est quasiment impossible de reconnaitre la provenance des plans tant Beauvais n’en garde que des fragments furtifs, privés de leurs contextes d’origine. Beauvais ne cite pas, il s’approprie des images dont il en a extrait le suc, puis les fait dialoguer avec son texte par des effets de correspondance et de décalage. La splendeur du film est qu’il contient en lui le poison et son remède. Au creux de la dépression, les images n’étaient que des miroirs, des prisons, un moyen de s’abstraire du monde par incapacité d’y faire face. C’est pourtant grâce à elles que s’agence le processus de rémission dont le film est le dénouement. Ne croyez surtout pas que je hurle est l’expression d’un cri enfoui : un lent retour à la vie.