« Et c’est alors que, dans une grandiose épiphanie, lui vint la grande idée. Il écrirait. Il serait l’un des yeux par lesquels le monde voit, l’une des oreilles par lesquelles il entend, l’un des cœurs par lesquels il éprouve. Il écrirait de tout… de la prose, de la poésie, des romans et des récits, des pièces comme Shakespeare. » Jack London, Martin Eden
Avant d'être ce superbe film, Martin Eden, c’est bien sûr un chef d'œuvre de la littérature, un des premiers des best-sellers de l’histoire, créé par un écrivain hors normes dont on a cru longtemps qu’il s’était projeté dans ce personnage de jeune prolétaire - écrivain en herbe, qui ne rencontre pas le succès et qui veut s’élever culturellement et socialement par l’amour passionnel et irraisonné d’une belle bourgeoise rencontrée par hasard. Il y avait bien quelques indices incitant à rapprocher Jack London et Martin Eden. Jack, fils d'un ouvrier au temps de la Révolution industrielle, a travaillé enfant à l’usine, connu les bas fonds, cherché de l’or dans le Klondike au cœur du Grand Nord canadien, été mousse sur des goélettes partant chasser le phoque… avant de devenir correspondant de presse au début du 20ème siècle sur le théâtre des opérations des guerres russo-japonaise puis américano-mexicaine. Pourquoi et comment ce gamin issu du prolétariat devint un tel aventurier avant d’être écrivain reconnu ? Par amour ? Jack London eut beau protester de la différence entre ses motivations et celle de son personnage, le doute subsista.
Le réalisateur italien Pietro Marcello, au talent singulier et au parcours étonnant (il fut éducateur en milieu carcéral avant de passer au cinéma), nous avait intrigués et séduits avec son très beau Bella e Perduta, conte sicilien entre documentaire et fiction témoignant de la folie d’un pâtre qui sacrifia sa vie à sauver un palais abandonné et un bufflon voué à une mort certaine. Martin Eden, adaptation à la fois très libre et très fidèle du roman de Jack London, pourrait apparaître comme plus classique dans son respect du récit rapportant le parcours du jeune héros, même si l’histoire est transposée dans un Naples indéfini entre le début du siècle et les années 60. Si ce n’est ces anachronismes qui évoquent la divagation propre à la lecture, Marcello suit son personnage, jeune marin et apprenti écrivain dont le destin bascule quand il sauve un jeune homme de la bonne société et qu'il se laisse subjuguer par la sœur de celui-ci. C'est une jeune femme un peu distante et mystérieuse, qui comprend l’intelligence de Martin et le pousse à se cultiver et à voyager pour acquérir ce qui selon elle fonde le terreau d’un grand écrivain. Mais Martin pourra-t-il, souhaitera-t-il se conformer aux exigences de la belle, qui espère que son soupirant se plie aux diktats raisonnables de la société bourgeoise alors que lui est habité par les idées marxistes ?
Une des très belles idées du film de Pietro Marcello réside dans l’utilisation presque expérimentale au fil du récit d’images d’archives du Naples populaire des années 50/60, renforçant l’anachronisme par rapport à l'œuvre de London mais rappelant les origines et la culture ouvrière du héros, et apportant dans la mise en scène et les couleurs une tonalité propre au grand cinéma italien social des années 70, celui des Frères Taviani ou de Bellochio. Ajoutez à cela la magnifique interprétation dans le rôle titre de Luca Marinelli, justement récompensée au récent Festival de Venise, et vous avez un grand film, original et passionnant, formant avec Le Traître, de Bellochio justement, un sacré duo italien en ce mois d'octobre !