SEMAINE DE LA CRITIQUE 2019
L’animation au sommet de son art
Après y avoir présenté son court métrage Skhizein en 2008, Jérémy Clapin revient à la Semaine de la critique avec ce long adapté du roman Happy Hand (éd. Seuil) de Guillaume Laurant. Un projet suggéré par son producteur, Marc du Pontavice. “Il trouvait que mon univers artistique et les thèmes abordés dans mes courts cadraient avec l’idée qu’il se faisait du film. Le point de vue d’une main qui refuse d’abandonner son corps m’a tout de suite séduit. Comment créer de l’empathie pour un tel personnage ? Comment la filmer, la sonoriser, comment plonger dans sa mémoire et en faire un personnage principal ?” La réalisation a nécessité la mise en place d’un pipeline très particulier. “Pour les besoins de l’histoire et de ma mise en scène, je voulais un rendu brut et pictural, avec des aspérités mais aussi quelque chose de très cinématographique. Je souhaitais également une animation sensible et réaliste. Bref, tout ce qui était impossible avec notre budget modeste.” Les scènes seront tournées avec des acteurs pour fournir des références aux animateurs, tous les personnages étant modélisés en 3D puis animés d’après les vidéos. “Une fois l’animation validée, nous avons utilisé un outil de dessin révolutionnaire, directement intégré dans le logiciel 3D pour retracer ou ‘rotoscoper’ ces animations. C’était une fabrication prototype, mais aujourd’hui tout le monde s’accorde à dire que nous n’aurions pas pu atteindre ce niveau autrement.” Jérémy Clapin estime que cette sélection aidera le cinéma d’animation adulte à trouver sa place. “Cannes participe à cette légitimation auprès du grand public comme des réalisateurs et des producteurs. Ce cinéma d’animation n’existe pas au détriment du live mais participe à la richesse et la diversité du 7e art.”
Ce premier long métrage introduit sans conteste son réalisateur dans le sérail restreint des grands maîtres de l’animation. Jérémy Clapin, retenez ce nom : c’est désormais une patte, un style unique, un univers à part qui nous embarque d’emblée. La narration, d’une virtuosité implacable, jamais ne perd le spectateur en route, virevolte avec dextérité dans l’espace et le temps, aussi complexe que limpide. Le cinéaste jongle en permanence avec nos sentiments, nos émotions, nos perceptions, nous désarçonne en véritable illusionniste, brouille les pistes, sèmes des détails oniriques, fait naître des moments de pure poésie, tout en ne dédaignant pas les clins d'œil et les touches d'humour.
Deux récits, deux univers vont se déployer en parallèle et nous envoûter… D’abord celui de Naoufel… Livreur de pizza effacé, comme si son existence avait perdu tout relief, toute espérance. Il n’attend plus le déclic… qui pourtant surviendra au détour d’un jour triste et pluvieux, au bas d’un immeuble parisien impersonnel, devant une porte désespérante où on se casse le nez quand on n’en a pas le code… Le jeune homme sonne, livraison en main, désolé de son retard, prêt à s’excuser platement, à se faire rabrouer, comme souvent. Du haut du trente cinquième étage, lui parvient de l'interphone la magie d’une voix inaccessible. Elle appartient à Gabrielle, c'est ce que dit le nom à côté de la sonnette. Écoutant à peine ses propos taquins, il ne perçoit que sa jeunesse, sa douceur camouflée. Il se prend à rêver, il compose alors un personnage, invente un caractère à l’inconnue… Tout rêveur et ému, le voilà déjà prêt à s’enamourer de cette Gabrielle qu’il n’a jamais vue, ne verra peut-être jamais (?), à imaginer respectueusement sa silhouette… Frêle lueur d’espoir qui vacille dans l’indifférence d’une nuit sans lune… Peut-être cette voix le ramène-t-il sur les chemins oubliés de sa lointaine enfance, lumineuse et pétillante, protégée par les bras d’un père, d’une mère, d’un amour inconditionnel et bienveillant. Tout rayonnait, bruissait alors sous le soleil de l’Algérie, dans une ambiance joviale, où la musique avait une place de choix. Il avait pour tout rêve de conquérir l’espace et d’assister aux concerts réservés aux adultes, qui seuls avaient le droit de se coucher tard…
La seconde histoire, sans parole, impressionnante, est celle d’un membre « fantôme », comme on qualifie cette faculté qu’ont les mutilés de continuer à ressentir des sensations pour une partie de leur corps qu'ils ont perdue. On assiste ici à une surréaliste inversion des rôles : ce n’est plus l’humain qui part en quête du membre qui lui manque, mais une main désespérée qui tente d’échapper à son sort, s’évade d'un laboratoire et part à la recherche de son propriétaire… C’est là que la magie opère, la même que l’on retrouve dans les spectacles de marionnettes, quand l’objet inanimé devient animé, c’est à dire porteur d’une âme. Cette main va devenir très rapidement un personnage véritable. Pour elle on va trembler, quand elle se retrouvera aux prises avec des prédateurs plus grands qu’elle, aux prises avec nos pires cauchemars enfantins, la peur du noir, de la solitude, de l’abandon… On suivra sa quête et son périple constamment tenus en haleine, pendus à ses doigts tellement acharnés à lutter. On espérera pour elle, avec elle on sera émus, par la mélancolie de la pluie, la nostalgie de ce qu’elle fut, la douceur d’une menotte de nourrisson à la peau fine…
Il y aurait tant à dire encore sur ce J'ai perdu mon corps d’une richesse incroyable, qui donne autant à penser qu’à ressentir. Chacun y trouvera forcément son bonheur…