QUINZAINE DES RÉALISATEURS 2018
Quand Amin rencontre Gabrielle
Trois ans après Fatima, Philippe Faucon revient à la Quinzaine des réalisateurs pour y présenter Amin, dont le sujet original lui a été apporté par Yasmina Nini-Faucon, d’après un personnage réel proche d’elle. Tous deux ont ensuite développé le scénario avec Mustapha Kharmoudi. “Le film a trouvé son financement sans vraies difficultés, sans doute en raison du succès de Fatima, qui, lui, avait été plus compliqué à produire, souligne Philippe Faucon. Aux partenaires déjà présents sur mon précédent long (CNC, Arte, Rhône-Alpes Cinéma devenu Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur), se sont ajoutés Canal+, la région Île-de-France et NJJ.” Pour le casting, le cinéaste a choisi d’associer Emmanuelle Devos à un inconnu, Moustapha Mbengue. “J’avais vu Emmanuelle dans le film de Jérôme Bonnell, Le temps de l’aventure. Il y a une séquence de jeu très forte où elle fait deux prises, l’une après l’autre, lors d’un essai de casting (elle joue une comédienne). C’est une séquence sans montage où elle porte successivement et superbement deux fois la scène. Pour Amin, peut-être que j’ai été intéressé par le fait qu’elle se trouverait en terrain inconnu, à l’opposé de ce qu’elle avait fait jusque-là. Concernant Moustapha, je l’ai rencontré par l’intermédiaire de Leïla Fournier, une directrice de casting avec qui j’avais travaillé précédemment avec une grande connivence sur le casting de Fiertés, la minisérie que j’ai tournée pour Arte juste avant Amin. Nous étions en recherche depuis plus de dix mois, sans résultat. Moustapha avait, lorsque je l’ai rencontré, une maîtrise partielle du français, mais je trouvais qu’il avait une belle présence. Nous avons dû travailler énormément avec lui, mais il est très accrocheur et, au final, il est le personnage du film.”
Amin, un nouveau titre-prénom – mais le premier masculin – pour une nouvelle merveille du réalisateur deSabine, de Samia, de Fatima… Un seul prénom pour en évoquer tant d’autres. Philippe Faucon part une nouvelle fois d’un personnage unique pour élargir notre champ de vision jusqu’à faire un film presque choral, qui brosse le portrait d’une société complexe, touchante et désaxée. À travers la solitude d’un homme, il nous parle de notre propre solitude et de celle commune à tous les déracinés. C’est beau et simple. Jamais il n’y a place pour la grandiloquence ou le misérabilisme stériles. Le récit procède par touches humbles et précises qui laissent la part belle aux spectateurs et aux personnages, leur offrant la liberté d’évoluer, de réfléchir par eux-mêmes, de s’arrêter en chemin ou de continuer toujours plus loin. C’est comme un vent d’humanité vivifiante qui passe, jamais n’arrête sa course mais nous procure de quoi respirer avec ampleur.
Il n’en fallait pas plus à Gabrielle pour tomber amoureuse : voir cette tristesse humaine taiseuse, cette intensité sans calcul émaner de ce beau corps d’ébène. Il en fallait beaucoup plus à Amin pour s’éprendre d’une blanche, même craquante, alors que sa famille restée « au pays » compte tant sur lui. Il fallait bien neuf années de quasi séparation, d’incompréhension dans la froidure de l’exil, loin de sa femme Aïcha, de ses enfants, pour qu’un jour tout commence à vaciller. Cette fois-là, quand il retourne les voir au Sénégal, offrant à la communauté tout le fruit de son travail, on perçoit combien la situation est rude. Pour son épouse, certes, à qui il manque tant… Pour sa progéniture qui ne connait presque rien de ce père absent. Mais c’est tout aussi rude pour l’homme qu’il est. Ce sont de simples mots qui lui lacèrent le cœur, un genre de reproches qu’il se fait déjà à lui-même, mais lesquels, une fois prononcés ouvertement par d’autres, deviennent assassins. Comme toujours, Amin n’en dit rien, encaisse, mais on est transpercé par une profonde injustice : s’il n’est jamais physiquement aux côtés des siens, il est constamment là à œuvrer pour eux. Sa vie s’est rétrécie et ne se limite plus qu’à leur offrir sa force de travail. Les mots en son honneur semblent soudain bien creux et presque âpres. Nul ne ne lui adresse un mot de soutien compréhensif, ne s’inquiète de ce qu’il endure au loin… Après cette parenthèse trop courte, il lui faut retourner vivre dans son terrier à Saint Denis avec les autres travailleurs immigrés comme lui. Un monde d’homme esseulés, loin des femmes, survivants sans tendresse.
C’est un chantier de plus qui conduit notre ouvrier en bâtiment, Amin, dans le petit pavillon de Gabrielle (Emmanuelle Devos, actrice fabuleuse, subtile…). Infirmière de profession, elle se débat, tout aussi isolée que lui dans sa vie, entre garde alternée, ex-mari culpabilisateur qui ne la lâche pas d’une semelle, travail harassant… Il y a comme un poids qui s’acharne sur les poitrines de ces deux solitaires.
Le regard bleu de Gabrielle, ses gestes attentionnés, auront tôt fait de faire vaciller Amin, tourneboulé par tant de douceur inespérée. Ce sont deux solitudes qui se rencontrent, deux esprits qui ne s’arrêtent pas aux mots, deux corps qui se fondent dans une sensualité érotique évidente, réparatrice. Y a-t-il de l’amour ? N’y a-t-il qu’une attirance physique, cela se vit plus que cela ne se pense. Ce n’est pas une bluette mièvre et vide de sens à laquelle nous convient Philippe Faucon et ses deux co-scénaristes. Cette relation ne masque jamais les histoires parallèles touchantes, tout ce qui se passe à l’arrière plan, riche d’expériences, d’enseignements, de force de vivre.